Question: Au moment où vous avez eu connaissance de la mort des casques bleus, avez-vous anticipé l’impact que cet évènement allait avoir sur la position de la Belgique au Rwanda ainsi que sur l’opinion belge?

Luc Marchal: Non, certainement pas. En fait, il faut bien réaliser que lorsqu’on vit ce genre de situation (en termes militaires on appelle cela de la conduite de bataille) on réagit aux différents événements qui arrivent en fonction de la priorité objective de chacun d’eux. Pour bien comprendre les choses, il faut reprendre chronologiquement les circonstances qui se sont enchaînées. D’abord, on ne savait pas que les casques bleus se trouvaient au camp Kigali, Tout le monde parle du camp Kigali comme d’une évidence, mais la réalité est différente. C’est pour cela qu’il faut voir les choses chronologiquement. Les hommes avaient remis leurs armes et avaient été pris en charge par un major rwandais pour être amenés dans un cantonnement de l’O.N.U. Or le camp Kigali n’était pas considéré par nous comme un cantonnement de l’O.N.U., raison pour laquelle nous n’avons jamais imaginé que c’était là qu’ils avaient aboutis. Au moment où ces choses se sont passées, il ne faut pas oublier que depuis la veille au soir une vingtaine de casques bleus belges étaient retenus prisonniers et certains avaient été aussi désarmés. On essayait d’obtenir la libération de ces gens là et lors de la réunion dans la nuit du 6 au 7 avril, c’est une des exigences que nous avons formulées à l’égard du commandent rwandais [NDLR : une réunion de crise avait été organisée suite à l’attentat; elle réunissait le général Dallaire, le colonel Marchal, ainsi que les principaux officiers de l’état-major des F.A.R. et de la gendarmerie rwandaise] : libérer ces gens puisque c’était contraire aux conventions signées entre le Rwanda et l’O.N.U. Les Rwandais ne pouvaient pas leur prendre leurs armes ni les faire prisonniers. La situation que nous vivions correspondait à une situation de guerre et sortait du mandat de la MINUAR. Donc, parmi les préoccupations qui étaient les miennes il y avait, entre autres, ce groupe d’une vingtaine de casques bleus qui étaient retenus prisonniers et qu’on avait essayé à maintes reprises de libérer, mais sans succès. La situation de ces 20 casques bleus était pour moi objectivement beaucoup plus préoccupante que celle des 15 casques bleus, dont 10 Belges et 5 Ghanéens, qui venaient de déposer les armes après une discussion, une négociation. A ce moment-là, il n’y avait pas lieu de croire que la parole du major rwandais n’était pas fiable puisque cela a bien été perçu comme un échange: «vous déposez les armes et, en échange, je vous conduis dans un cantonnement de l’ONU». C’est la raison pour laquelle au moment où ils sont partis, et cela peut-être vérifié dans les témoignages qui ont été fournis par les officiers et les sous-officiers qui se trouvaient au poste du commandement du bataillon belge ainsi que dans mon quartier général, c’était plutôt un sentiment de soulagement qui régnait parce qu’on avait perçu une tension croissante et qu’on avait craint qu’elle ne dégénère en affrontement, ils avaient peut-être déposé les armes -de toute façon, ils n’avaient pas d’autre choix parce qu’il y en avait déjà quatre qui étaient désarmés et menacés d’une arme- mais c’était ressenti comme une baisse de la tension. Nous allions les récupérer dans quelques temps, quand ils auraient rejoint le cantonnement. Personnellement, je n’ai été informé de leur assassinat que vers 21 heures – 21h30. Dans le laps de temps, entre 9 h du matin et 9 h du soir, les événements se sont succédés à un rythme dru et tout s’est noyé dans un monceau de problèmes, de soucis tous plus urgents les uns que les autres. Une situation extrême que j’essaie de décrire dans mon livre pour que l’on réalise que, dans ce genre de situation, les sollicitations sont tellement denses et soutenues que l’on pare au plus pressé. Évidemment, s’il y avait eu au début une véritable crainte que les choses tournent mai, il est clair que cet incident serait passé en priorité absolue mais ce n’est pas la perception qu’on en a eue.

A posteriori, les choses sont évidemment très simple à expliquer. Le commandant de bataillon a été le dernier à avoir une conversation avec le Lieutenant Lotin , ce dernier lui disant: «Mon colonel, je ne sais pas où nous nous trouvons, mais je crois qu’on va se faire lyncher» et le commandant de bataillon lui répandant: «Tu ne crois pas que tu exagères?». Et puis, il n’y a plus rien eu. Ce qui semble clair aujourd’hui n’est pas forcément évident au moment des faits. Malgré la crainte exprimée par le Lieutenant Lotin son commandant de bataillon n’a pas imaginé que la situation était aussi dramatique. Voilà comment des drames arrivent: dans le feu de l’action, des informations concrètes sont mal perçues ou interprétées erronément. Ce fut malheureusement le cas à Kigali. À mon échelon, étant donné que je suis tributaire des infos que me fournissent mes sous-unités et que je n’ai pas eu d’appels au secours ou d’information alarmante, j’ai signalé au Q.G. du Général Dallaire que quinze hommes étaient retenus prisonniers et demandé l’intervention de l’échelon supérieur auprès des autorités rwandaises. Ce n’est que des mois et des mois après que je me suis rendu compte qu’au niveau du quartier général de la Force on savait que quelque chose se passait au camp Kigali. Cette information n’est jamais descendue jusqu’à moi. La connaissance qu’un drame s’était déroulé au «camp Kigali» n’est apparue que beaucoup plus tard dans la journée, au moment où le général Dallaire est venu m’informer qu’il avait vu les dépouilles des casques bleus belges à la morgue de l’hôpital de Kigali. La première perception, qui aurait celle de tout chef militaire je présume, fut que c’était vraiment un drame parce que l’on n’était certainement pas au Rwanda pour avoir des pertes aussi importantes. C’étaient quand même dix hommes d’un coup, mais surtout dans de pareilles circonstances: sans que les hommes puissent avoir la chance de se défendre. Ils ont été assassinés et dans des conditions atroces. Psychologiquement, c’était quelque chose de pénible.

Pour répondre concrètement à votre question, j’avoue franchement, même si, en effet, j’y ai songé, que je ne me suis pas préoccupé outre mesure de l’impact de ce drame sur l’opinion publique belge. Ce qu’il y a avait surtout d’important à ce moment-là était d’essayer d’éviter que le pays ne bascule dans le chaos suite à l’assassinat du Président de la République et celui du chef d’état major des forces armées qui, dans le pays, étaient adulés par la population. Nous nous rendions bien compte que nous trouvions vraiment sur le fil de l’épée et que, pour un oui ou pour un non, ce pouvait être la fin de tout. Nous voulions absolument gérer la situation afin de poursuivre le processus de paix. D’ailleurs, les Rwandais s’étaient exprimés dans ce sens: mettre le plus rapidement possible les accords en vigueur de façon à créer une dynamique et à ne plus pouvoir revenir en arrière. C’est cela qui a, pendant 48 heures, constitué notre préoccupation: gérer la crise.

Et l’impact de l’assassinat de dix hommes sur l’opinion publique, j’avoue franchement que cela ne m’a pas trop perturbe dans les heures et les jours qui ont suivi la tragédie. D’autant moins que, le 8 avril au soir, on m’a informé depuis Bruxelles que l’opération franco- belge d’évacuation des expatriés n’aurait aucune conséquence sur notre présence au sein de la MINUAR et que notre mission devait continuer après le rapatriement des expatriés. Donc, cela veut dire que, même en Belgique, trois jours après la tragédie, il n’était pas encore question de retirer le contingent. J’ai toujours imaginé que nous allions rester, simplement parce que c’était notre devoir puisque nous avions été envoyés là aider les Rwandais dans leur cheminement vers la paix, et que s’il y avait bien un moment où il fallait ne pas partir c’était dans pareille circonstance. Il ne pouvait pas être question de partir parce que c’était contre toute morale et contre l’engagement de la communauté internationale à l’égard du Rwanda, et de la Belgique en particulier qui était partie prenante au processus de paix. Au moment où j’ai été informé que le gouvernement pensait prendre la décision de retirer le contingent belge de la MINUAR, vers le 12 ou 13 avril, j’ai présenté des arguments pour que cela ne se fasse pas. Toujours avec cette idée que si nous partions, cela allait provoquer un bain de sang. J’en étais tout à fait conscient. Ce ne sont pas des considérations a posteriori: c’est bien le genre de préoccupations que j’ai exprimées à ce moment-là. Mais, là encore, l’impact de la mort des dix casques bleus sur l’opinion publique, je ne l’avais pas anticipé. La première réflexion qui m’est venue à l’esprit lors de la décision du retrait était qu’il y avait deux élections cette année là. La première était prévue au mois de juin (les élections européennes) et l’autre au mois d’octobre (les élections communales). Je suis intimement convaincu que s’il n’y avait pas eu d’élections cette année-là, nous ne serions pas partis. Mais pour le gouvernement en place, il est clair qu’il y avait déjà eu dix morts et que d’autres étaient politiquement interdits: l’opinion publique aurait désavoué le gouvernement aux élections. Je reste convaincu après toutes ces années que ce fut la motivation profonde du retrait du contingent belge de la MINUAR . L’opinion publique n’avait pas d’idée arrêtée sur le Rwanda. On ne s’en occupait pas beaucoup. De fait, l’opinion publique s’est façonnée au fil des articles qui ont parus dans la presse. Je reste cependant convaincu que beaucoup de Belges restaient d’avis que le devoir de la Belgique était de rester là-bas et d’ essayer d’aider les Rwandais autant que possible.

Q: En Somalie, la mort de cinq casques bleus n’a pas provoqué un retrait du contingent belge du pays.

L.M.: Telle est la mentalité depuis quelques années: on veut bien participer à des opérations, mais il ne faut pas qu’il y ait de morts parce que, soit disant, l’opinion publique ne l’accepterait pas. Nos politiciens ne veulent pas assumer des morts en opération. Le discours qu’ils auraient dû tenir est le suivant: « nous nous sommes engagés parce que le peuple rwandais est en danger, aussi nous ne pouvons pas partir ». Il fallait quelqu’un qui ait du courage, comme Paul Henri Spaak en 1964 lorsqu’il est allé plaider la cause de la Belgique à l’ONU et qu’il a expliqué que cela faisait partie des responsabilités de tout pays d’aller protéger ses ressortissants et la population locale. Mais en 1994, personne n’a tenu ce langage, uniquement par peur des conséquences pour les prochaines élections. En Somalie, il y avait eu cinq morts. Je ne vais pas dire que les politiques voulaient absolument se retirer. Je crois que les militaires ont joué là un grand rôle parce que la Somalie était une opération dangereuse. La Belgique s’était engagée pour une période de 12 mois. A l’époque j’étais au cabinet du ministre de la Défense nationale et c’était dans mes attributions de suivre l’opération de paix, donc je sais très bien qu’elles ont été les motivations de départ. Très rapidement, six mois après le début des opérations, dans les milieux militaires on envisageait l’éventualité de quitter ce pays parce que c’était une mission dangereuse. De plus, à cette époque, les négociations d’Arusha étaient en cours et on s’est dit: «on va quitter la Somalie mais on va aller au Rwanda parce que, là, c’est une opération où l’on ne risque rien». C’était l’opération réussie d’avance. Ce sont les motivations qui nous ont conduit à quitter la Somalie pour aller au Rwanda. Tout cela n’est pas très glorieux. C’est toujours au niveau politique que les décisions se prennent et l’armée reste un instrument de la politique. C’est le contexte dans lequel on s’est engagé au Rwanda. Je me souviens que j’étais vraiment optimiste en partant parce que, contrairement â la Somalie où il y avait de très nombreux clans qui se faisaient la guerre, au Rwanda il y avait deux parties prenantes qui essayaient de s’entendre. Il est plus facile de s’entendre à deux que de s’entendre à cinq ou six. De plus, il est vrai qu’il y avait une certaine similitude entre la structure sociologique du Rwanda et celle de la Belgique. Mais chez nous, même s’il y a parfois des frictions, nous ne nous tranchons pas la gorge à la machette et nous parvenons plus au moins à vivre en bonne intelligence. J’étais convaincu que l’on pouvait appliquer nos recettes au Rwanda. L’échelle des deux pays est tout à fait comparable, nous ne nous attaquions pas à quelque chose de démesuré. J’y croyais, mais une fois sur place ma vision des choses a totalement changé, bien entendu.

Q: Une fois revenu en Belgique, vous avez été mis en cause et traduit devant une Cour militaire

L.M.: Au même titre que la décision de retirer le contingent belge était un acte non seulement peu courageux mais en plus honteux, je crois que si je me suis retrouvé devant la Cour militaire, c’est parce que certaines personnes ont manqué de courage et que je n’étais défendu par aucun chef militaire. Aucun de mes chefs n’a, à un moment donné, tapé sur la table pour dire: «L’intéressé est allé là en mission, il a obéi à des ordres légaux qui lui ont été donnés et il n’y a pas à essayer de lui faire endosser une responsabilité quelconque dans cette affaire». Mais au niveau de l’état-major qui coiffait les opérations à Bruxelles, on considérait le Rwanda comme une petite opération sans problème et subitement les choses ont basculé. Alors on commence à se poser des questions. Depuis le mois de janvier, j’avais demandé des munitions parce que je me sentais en insécurité; j’avais demandé des clarifications sur mon statut si la situation dégénérait. II y avait eu des mises au point, des appels au secours et à aucune de mes sollicitations je n’ai reçu de réponse. Quelques-uns se sont tout de même rendus compte que l’on risquait de leur demander des comptes. Malheureusement pour moi, je me trouvais idéalement situé au sommet de la pyramide belge au Rwanda puisque j’étais le commandant du Secteur Kigali et aussi le commandant du contingent belge, le «Senior officer».Il n’y avait donc aucune autorité belge au-dessus de moi. D’autre part, par rapport à l’état-major général à Bruxelles, j’avais un grade suffisamment élevé et une responsabilité suffisamment importante pour les couvrir, pour «sauter comme un fusible», pour «encaisser» la responsabilité de ce qui s’était passé à Kigali. Je n’ai pas eu le sentiment que j’allais pouvoir être pris comme bouc-émissaire, mais j’en ai eu une perception tout à fait directe quand j’ai eu connaissance de mon dossier répressif. À ce moment j’ai parfaitement réalisé que si j’étais condamné, ne fut-ce qu’à une peine de principe, on ne parlerait plus du Rwanda et l’affaire serait considérée comme classée. Il ne faut pas chercher plus loin. Comme je le décris aussi dans mon livre, j’ai éprouvé un sentiment d’isolement ; le fait de ne pas avoir trouvé un appui moral au sein de l’armée a été très dur. Je sais par des témoignages tout à fait objectifs et dignes de foi, dont ceux d’officiers généraux, que les directives du général Charlier étaient claires et nettes: on étouffait l’affaire du Rwanda et on n’en parlait plus. En posant cette chape de plomb sur tout le dossier Rwanda, tout risquait d’exploser tôt ou tard. Cette réflexion a été celle du bataillon des commandos belges: on ne voulait pas parler du Rwanda pour couvrir la responsabilité de leur commandant de bataillon, qui pendant quelques semaines a fait l’objet de critiques. Puis l’esprit de corps est revenu: le bataillon devait rester soudé. Donc on est passé à l’échelon supérieur et c’est moi qui ai fait l’objet de toutes les attaques, même les plus scandaleuses. On a essayé de me faire endosser des responsabilités qui ne m’incombaient pas du tout. Le climat qui s’est développé après le retour du Rwanda fut la conséquence directe du refus de discuter du drame, que ce soit au niveau des hommes politiques au des responsables militaires, afin de mettre les choses à plat et d’essayer de comprendre comment cela s’était réellement passé. Oui, on a bien donné des directives pour qu’on n’en parle pas et pour que des choses restent cachées.

Q: Quel est votre avis sur le râle joué par les familles des paras belges dans les suites cette affaire ?

L.M: Je crois que c’est logiquement qu’elles ont essayé de savoir ce qui s’était passé et il est vrai que quand nous sommes rentrés, nous avions la conviction que, malheureusement, ils avaient été tués dans les secondes et les minutes qui avaient suivi leur arrivée au camp Kigali. Petit à petit, du fait des informations qui venaient de partout, on s’est rendu compte que les choses ne s’étaient pas passées comme cela et que pour le dernier qui restait en vie cela avait duré plusieurs heures. II est clair que c’est choquant, très choquant. Les veuves et les familles en générai ont eu, à juste titre, le sentiment qu’on voulait leur cacher quelque chose. C’était une bonne raison pour en savoir davantage,

Q: Vous pensez que c’est le manque d’informations dès le départ qui a provoqué leur colère?

L.M.: Oui. Et le processus de réflexion que j’ai mené s’étale sur des années. J’ai vécu avec cela quotidiennement pendant des années et ce n’est pas encore terminé. De fait, il faut s’imaginer la mentalité dans laquelle le bataillon est rentré en Belgique. Le 2ëme bataillon commando, qui se considérait comme faisant partie de l’élite de l’armée belge, connaît un gros problème en opérations: dix de ses hommes sont assassinés et personne ne fait un geste pour leur venir en aide, pour les secourir. Quand on a vécu cet esprit de corps dans une unité comme cela, on comprend que quelque chose s’est passé sur le plan psychologique. Je crois que les hommes ont eu beaucoup de mal à intégrer le fait que personne n’était intervenu pour secourir leurs dix camarades. Et puis alors que, dans un premier temps, j’ai l’intime conviction qu’ils se sont culpabilisés, dans un second temps, pour dépasser cette culpabilité, ils sont allés chercher la faute ailleurs, ils ont d’abord pointé le doigt sur le commandant de bataillon. Très rapidement d’ailleurs, il y a eu une lettre ouverte qui a été envoyée à la presse: les hommes accusaient leur chef d’être responsable. C’est de là qu’est partie cette intoxication de l’opinion publique. Elle est la conséquence de ce réflexe psychologique cherchant à assumer la perte de dix camarades sans avoir rien fait pour l’éviter. Cela a été jusqu’à prétendre avoir voulu intervenir pour aller secourir le détachement Lotin. Mais ce n’est certainement pas le cas, puisque personne n’imaginait que quelque chose de grave se passait. Dans ces conditions il n’y a aucune raison d’agir de manière appropriée. Depuis la veille au soir des hommes étaient retenus prisonniers et ceux-là n’avaient pas été assassinés! Pourquoi les autres l’auraient-ils été? Il y a eu un véritable traumatisme au niveau du bataillon, qui s’est senti coupable et qui a voulu se déculpabiliser en accusant quelqu’un d’autre et ce par tous les moyens. Par exemple, le livre de Goffin qui est en réalité un prête-nom. Ce sont des officiers et des sous- officiers du 2ème bataillon commandos qui sont à la base de ce livre. Goffin a fait son service militaire chez les para-commandos il y a pas mal d’années, mais il n’était pas au Rwanda au moment des événements. A l’époque, il n’était pas particulièrement bien noté par ses supérieurs puisque sa demande d’engagement comme volontaire de carrière avait été refusée. Comment sont-ils tombés sur lui, je l’ignore, mais j’ai pu constater que les similitudes entre ce livre et le contenu de mon dossier répressif étaient plus que troublantes… Donc tout cela ne participait pas vraiment d’une volonté de recherche de la vérité. C’était une véritable campagne d’intoxication: le livre de Goffïn n’est qu’une somme de contre- vérités, de mensonges, d’approximations, de calomnies qui ont très peu à voir avec la vérité. Ce n’était de toute façon pas le but du livre. Je sais qu’à l’époque, j’avais été contacté par Goffin qui désirait me rencontrer. Nous avions fixé un rendez-vous mais il n’a pas donné signe de vie et ne s’est pas excusé. Je l’ai contacté à nouveau personnellement pour fixer un second rendez-vous, il n’est pas non plus venu au deuxième rendez-vous. II n’avait aucune volonté d’appréhender la situation avec l’objectivité voulue. Ce n’était pas son problème, loin de là. Je reste convaincu que ce livre était le moyen d’expression de ce que j’ai appelé le «noyau dur» du 2ème bataillon commando, qui voulait absolument la tête du colonel Marchal. Mais, parmi ceux qui faisaient partie de ce noyau dur, certains ont participé aux audiences de mon procès. Des officiers ont reconnu qu’ils se sont laissés abuser par certains et ils se sont rendus compte, plus tard, qu’on les manipulait. En tant qu’accusé, j’ai été frappé pour le courage de ces gens. Ce n’est pas évident de reconnaître qu’on a peut-être participé à quelque chose de pas glorieux, qui avait des conséquences importantes pour la vie de l’accusé que j’étais.

Donc, la mauvaise orientation de l’opinion publique est à chercher du côté du bataillon lui-même. D’autant que ce bataillon venait d’arriver au Rwanda. II n’avait pas encore de points de repère et, malheureusement, ce que certains sont aussi venus témoigner devant la Cour militaire, c’est que la priorité n’a pas été pour eux la recherche de tactiques opérationnelles mais plutôt celle du plus grand confort possible, des meilleurs restaurants, des endroits pour sortir. Avec pour conséquence que la reconnaissance, les exercices d’alerte, les contacts avec les autorités locales n’avaient pas été réalisés au moment ou l’attentat a eu lieu. Dans ce contexte, on peut se poser la question de savoir comment il était possible que le Lieutenant Lotin, dont la mission était presque exclusivement d’assurer des escortes dans la ville, n’ait même pas su qu’il se trouvait au camp Kigali. En tant que militaire, je me pose la question. Qu’a-t-il fait? Comment a-t-il fait la «remise-reprise» avec le peloton qui assurait la même mission auparavant. Très discrètement, je me pose énormément de questions à ce sujet. Mais je ne veux pas donner l’impression que je règle des comptes. Dans mon livre, j’ai voulu sincèrement témoigner le plus objectivement possible de mon expérience pendant toute la durée de la mission, de ma motivation personnelle.

Q: Que pouvez-vous me dire des comportements abusifs des paras au Rwanda et du rôle que cela a pu joué dans ce que l’on a appelé le «sentiment anti-belge»?

L.M.: On ne peut pas nier qu’une partie de la population rwandaise était opposée aux accords de paix. Ce serait tout à fait absurde de vouloir prétendre le contraire. Mais ce dont je me suis rendu compte avant l’attentat, c’est qu’il y avait néanmoins une large majorité de la population qui était favorable aux accords de paix et je crois qu’il ne faut pas de grandes démonstrations pour expliquer le pourquoi. Depuis trois ans, l’ensemble du pays vivait en guerre puisqu’en octobre 1990 le FPR avait attaqué le Rwanda depuis l’Ouganda. A partir de cette date, le pays a basculé dans la guerre et le Rwanda, qui était un pays où il faisait bon vivre avant 1990, avait basculé dans une situation de guerre. Tout était contrôlé, la sécurité n’était plus assurée. Avant 1990, il y avait une petite gendarmerie: 2 à 3000 hommes, tandis que l’armée ne comptait que 6000 militaires. C’était tout à fait dérisoire. Suite à l’attaque du FPR d’octobre 1090, le pays a basculé dans la guerre, dans les problèmes politiques et dans des assassinats. Les conditions de vie étaient devenues très difficiles: il y avait des coupures de courant, l’eau manquait, l’armée était en permanence dans les rues. Comme elle n’était pas bien formée et encadrée, l’armée oppressait la population. Donc la population vivait dans une situation qui n’était pas agréable et elle aspirait à la paix. C’est la raison objective pour laquelle une majorité de Rwandais était pour le processus de paix.

Alors, il est vrai que le premier détachement s’est mal comporté. Et là, il n’y a aucune excuse à chercher: c’est scandaleux. C’est la qualité de l’encadrement qui est incriminable. J’ai vécu dans des circonstances identiques, contraignantes, j’ai aussi vécu des problèmes. Par exemple, j’ai participé en 1978 à l’opération sur Kolwezi. Le premier jour, j’ai surpris un homme qui était de faction à un poste bien précis dans la maison en face de son emplacement. Il était là pour voir s’il n’y avait pas quelque chose à chaparder, ou par simple curiosité. II avait abandonné son poste et je l’ai mis aux arrêts de rigueur. Il y a des réactions bien claires à adopter dans des situations pareilles, et le cadre a pour mission d’empêcher que les éléments un peu déviants ne donnent le ton. Au Rwanda, cela n’a pas eu lieu. Il y a eu des problèmes du premier jour au dernier jour avec ce détachement. Sans contestation aucune les cadres portent une lourde responsabilité dans cette situation. Et c’est vrai que cela a eu une incidence sur le déroulement des opérations, mais dire que cela a provoqué un climat anti-belge: non. Le climat anti-belge, ou un certain climat anti-belge existait déjà dans le milieu des extrémistes avant que l’on arrive au Rwanda. Ce milieu disposait d’une radio qui lui permettait d’exprimer ses sentiments; et je crois que celui qui a lu mon livre avec attention aura bien compris le rôle joué par Radio 1000 collines dans ce climat. Le moindre incident était gonflé de façon démesurée et quand il n’y avait rien à dire, on inventait quelque chose: l’intoxication était permanente. A partir du début mars, nous avons entamé des émissions d’information à destination de la population, en allant parler sur Radio Rwanda, en allant faire des émissions à la télévision. Cela avait un impact positif; les gens disaient: «c’est bien, c’est intéressant de comprendre le rôle que vous jouez ici parce qu’on est pas bien informés» et ceux qui avaient une vision un peu plus élaborée de la complexité de la situation disaient franchement: «il faut combattre l’intoxication de Radio 1000 collines». Grâce à la radio, vous pouvez toucher la population dans les endroits les plus reculés du Rwanda parce que tout le monde écoutait son petit poste de radio. En synthèse on ne peut pas parler d’un profond climat anti-belge. C’est une vision qui n’est pas du tout conforme à la réalité. Si cela avait été le cas, il y aurait eu des incidents comme en Palestine, des kamikazes, etc. il y avait beaucoup d’occasions où l’on pouvait froidement assassiner un casque bleu belge dans la rue. La mentalité était telle que j’avais interdit les sorties isolées et que les paras continuaient à sortir seuls. Encore une preuve qu’ils ne se sentaient pas menacés et quand l’avion a été abattu, le 6 avril au soir, la première chose que les bataillons ont dû faire c’était de récupérer les gens qui étaient de sortie. C’est bien la preuve que s’il y avait eu un climat anti-belge, cela n’aurait pas eu lieu.

Q: Comment s’est manifestée l’hostilité des «extrémistes» à votre égard?

L.M.: Un plan qui avait été élaboré par les extrémistes. Quelques jours après l’arrivée du bataillon du F.P.R. à Kigali le 28 décembre 1993, un plan existait pour blesser, tuer des casques bleus belges afin d’entraîner le retrait du détachement belge. Le raisonnement a toujours été: si les Belges s’en vont, la MINUAR ne tiendra plus le coup. Donc certains voulaient s’attaquer à ce maillon le plus solide. Lors d’une manifestation le 8 janvier 1994, j’ai reçu l’ordre du général Dallaire d’aller casser la manifestation mais j’ai un peu réfléchi à son ordre. J’ai décidé que c’était trop dangereux. D’abord, la gendarmerie était là pour le maintien de l’ordre. De plus, nous n’avions pas le matériel ni la technique du maintien de l’ordre. Cela aurait été contre-productif de casser cette manifestation. On aurait dit: «Voilà les Belges qui tapent à nouveau sur les Rwandais». J’ai présenté mes arguments au générai Dallaire qui a accepté mon point de vue. Nous ne sommes pas intervenus. Et deux jours plus tard, j’ai un entretien avec un informateur qui m’a expliqué ce qui avait été prévu: si les Belges avaient cassé la manifestation, les extrémistes auraient saisi ce prétexte pour tirer sur les Belges. Mais ce n’est pas un témoignage unique. Ce témoignage a été recoupé par la suite avec d’autres témoignages de personnes qui ont joué un rôle dans cette manifestation.

Au début, le parti majoritaire M.R.N.D., le parti du Président, était opposé au processus de paix. Mais même ce parti a évolué. Il a appuyé le processus de paix parce qu’il s’est rendu compte que, de toute façon, cela ne changerait pas grand chose à sa situation du moment. En effet, il y avait eu des élections dans la zone démilitarisée mais le FPR avait gardé plus ou moins le même pourcentage: 20%. Ils se sont rendus compte qu’en cas d’élections, le F.P.R. serait rejeté dans l’opposition. Il resterait de toute façon toujours minoritaire. Donc ils avaient également bien réalisé que pour la stabilité du pays, il ne fallait pas jouer les apprentis sorciers et se jeter dans des aventures dont personne ne maîtrisait les résultats. A un moment donné, on a bien senti qu’ils avaient décidé de collaborer avec la MINUAR. Ils avaient compris que c’était dans leur intérêt. Donc si au début, il y avait bien eu un plan pour nuire à la MINUAR, tout cela a évolué. Au mois de mars, nous étions tous convaincus que les choses allaient se mettre en place et que nous étions enfin arrivés au bout de la première phase du processus de paix. Tout le monde était optimiste.

Alors évidemment, a posteriori, on donne des explications lumineuses mais ce n’est pas comme cela que nous avons vécu les choses. Je parlais de cette évolution du M.R,N.D. J’ai une lettre d’un officier rwandais, écrite de l’un des camps de réfugiés à Bukavu après la défaite des F.A.R. Dans cette lettre il m’explique très bien cette évolution: «Le parti s’est rendu compte qu’on pouvait faire confiance à des gens comme toi -nous nous étions connus en Belgique- et qu’il fallait travailler dans le sens du processus de paix et de la mise en place des institutions de transition». Je parle dans mon livre de cette fameuse réunion convoquée, début février 1994, par le président de la République pour «arrondir les angles» et parler des incidents qui s’étaient produits. Le Président dit: «La réussite de la MlNUAR, c’est aussi la réussite du peuple rwandais». J’avoue que j’avais au début, comme beaucoup d’autres, une vision négative du président Habyarimana, mais après avoir eu l’occasion de discuter une heure en tête à tête avec lui, je l’ai perçu tout à fait différemment. Tout le monde se rendait bien compte que si le processus de paix ne réussissait pas, c’était la catastrophe et le retour de la guerre. Malheureusement, les forces extrémistes ont toujours plus de moyens que les forces modérées. Les moyens et les méthodes qu’elles utilisent n’ont strictement rien à voir avec celles des gens civilisés. C’est cela qui fait la faiblesse d’une force comme celle de l’ONU. Ceux qui ont provoqué les choses l’ont fait parce qu’ils se rendaient bien compte qu’ils allaient devoir partager le pouvoir et ils ne voulaient pas le faire. Comme je l’ai dit, ce qui s’est passé le 6 avril, c’est la démonstration par l’absurde que nous étions près de réussir. Il restait un dernier petit obstacle à lever: la reconnaissance du parti C.D.R. et la mise en place du gouvernement et des institutions de transition devenaient possibles. Quoi qu’il en soit, il faut bien réaliser que l’attentat de 6 avril s’est préparé des semaines voir des mois auparavant. On n’improvise pas un attentat comme celui-là. Il faut aussi se rendre compte que, suite à l’attentat, les opérations militaires ont directement commencé et que ces opérations militaires ont duré pendant plusieurs semaines, jusqu’à la mi-juillet. Or les opérations militaires, si elles ne sont pas préparées en accumulant des stocks de carburant, de munitions, de nourriture, etc , on ne peut pas assurer leur continuité. À partir du 7 avril au matin, le F.P.R, a commencé ses opérations et les a arrêtées à la mi juillet. En tant que militaire, je sais que les opérations ne s’improvisent pas, qu’elles se préparent de longue date. Si elles avaient été improvisées, elles auraient été arrêtées après tout au plus huit jours. Il n’y aurait pas eu de munitions, de vivres, de carburant etc. en suffisance, ce qui ne fut pas le cas. Ce qui s’est passé le 6 avril était bien le point de départ d’un plan minutieusement préparé. Les extrémistes ont privilégié la guerre et le chaos à la modération et au processus de paix. C’est le contexte dans lequel l’attentat s’est produit le 6 avril.

Quant aux casques bleus belges, personne n’a démontré de façon irréfutable qu’il s’agissait bien d’un plan pour les assassiner afin de provoquer le retrait du contingent belge. Comment faut-il comprendre ce qui est arrivé aux dix casques bleus belges? Une réaction incontrôlée de militaires rwandais rassemblés au camp Kigali à qui on venait de dire: « Voilà ceux qui sont responsables de l’attentat ». Il n’en faut pas plus pour déchaîner la foule. Tous les militaires qui se trouvaient là se sont précipités sur ceux qu’ils croyaient responsables de la perte du président de la République et du chef d’état-major de l’armée. Ils ne se sont pas uniquement précipités sur les Belges mais aussi sur les Ghanéens. L’observateur togolais qui se trouvait au camp Kigali témoigne que des officiers rwandais ont essayé d’empêcher que cela ne dégénère, mais en vain. Si cela avait fait partie d’un plan, ils n’auraient pas tenté d’intervenir. Après un certain moment, les Belges et les Ghanéens qui étaient encore en mesure de se déplacer ont cherché refuge dans le local occupé par l’observateur togolais. Cela signifie que les Ghanéens se sentaient menacés également. Ce n’est qu’après qu’il y a eu une négociation entre les meneurs et l’observateur de la MINUAR. Il a joué la carte africaine, la solidarité. C’est pourquoi les Ghanéens ont été extraits du local. Si le Togolais n’avait pas négocié, ils auraient été tués comme les autres. On ne peut objectivement pas expliquer que c’était un plan préparé et cyniquement exécuté.

Cela fait des années que le fameux major Ntuyahaga réclame d’être entendu comme témoin. II a joué un rôle direct dans le transport des casques bleus au camp Kigali et dans la lettre à laquelle j’ai fait allusion, celle de cet officier rwandais écrite de Bukavu en 1994, il me présentait ses condoléances pour ce qui était arrivé. Il affirmait: «Ceux qui tué tes hommes, je suis avec eux. Ils sont ici! Je me demande pourquoi vous n’avez pas encore envoyé des gens ici pour enquêter, pour les interroger et voir ce qui s’est passé». Or nous sommes en 2003… Et on n’a toujours pas trouvé le moyen d’interroger le major qui est un témoin direct des évènements. Je ne me l’explique pas.

Q: Dans votre livre, vous parlez de tractations politiques autour de l’affaire des dix casques bleus et du Rwanda en général. Pourriez- vous revenir sur ce point?

L.M.: La manipulation politique qui a eu lieu à l’occasion de la commission parlementaire sur les événements du Rwanda est le fait du parti libéral qui voulait profiter de l’occasion pour provoquer une crise gouvernementale, provoquer des élections, profiter du climat anti-gouvernemental pour remporter ces élections et revenir aux affaires. Cela faisait plus de dix ans que le parti libéral était dans l’opposition. Pour lui, c’était vraiment le créneau à exploiter pour faire chuter le gouvernement Durant les travaux de la Commission parlementaire, les sénateurs se profilaient en fonction de l’opinion publique de manière à essayer d’obtenir un maximum de retombées positives. C’est l’exploitation qu’en a fat le sénateur Destexhe pendant des années. C’était son fond de commerce. Il a manipulé les familles des casques bleus, il a essayé de me manipuler aussi. A un moment où je n’étais pas très solide moralement, peu de temps avant mon procès, j’avais le sentiment d’être abandonné par tout le monde, le sénateur Destexhe m’a sollicité. Moralement, il est vrai que c’était une chose très positive pour moi. Je me disait qu’un sénateur s’occupait de mon cas et c’était très réconfortant. J’ai consacré de l’énergie pour répondre à ses questions. Et, un jour, après des semaines de contacts, d’entretiens très suivis, il a dévoilé son jeu: il m’a demandé d’accuser Delcroix et Claes pendant mon procès et de faire peser la responsabilité sur ces ministres. Quand je me suis rendu compte qu’il me manipulait, j’étais plus mal encore psychologiquement qu’avant. Ensuite, il n’a pas cessé de manipuler les familles en leur faisant croire certaines choses. Aujourd’hui, les familles en sont revenues aussi et elles ne veulent plus entendre parler du sénateur Destexhe. Destexhe ne s’occupe plus du Rwanda non plus. Il a compris qu’il avait brûlé toutes ses cartouches dans le dossier.

Voilà à quoi on est en but avec des gens qui veulent utiliser toutes les opportunités pour se faire connaître. Destexhe n’était pas connu avant et c’est vrai que, dans l’opinion publique, avec les pétitions, avec la Commission parlementaire qu’il a tout fait pour obtenir, il s’est fabriqué une image connue.

Jusqu’à présent, on n’a toujours pas mis le doigt sur les véritables responsabilités. On n’aurait pas dû se limiter à ma petite personne. Il aurai aussi fallu chercher si, en aval et en amont des erreurs fatales n’avaient pas été commises. Or personne n’a eu le courage de le faire.

La vérité n’était pas l’objectif principal. L’objectif principal était de faire chuter le gouvernement. Il y a eu une récupération politique de l’affaire du Rwanda pour aboutir à des objectifs de partis. C’est Verhofstadt qui a rédigé le rapport de cette commission. Ce rapport a été présenté en premier lieu aux familles des casques bleus, en deuxième lieu à la presse et enfin au Sénat, organe démocratique qui avait mandaté la commission à l’origine. Est- ce normal? Est-ce que l’on peut agir ainsi? Et lorsque le Sénat en séance plénière s’est prononcé sur le rapport de cette Commission, il n’a pas adopté le rapport en entier mais uniquement le chapitre 5, c’est-à-dire celui des recommandations.

De plus, comme la Commission avait d’abord rendu compte de ses travaux aux familles et à la presse, beaucoup de gens ont été lynchés dans la presse, sans être au courant de rien et sans avoir eu la moindre possibilité de s’expliquer. C’est malheureusement une exploitation malsaine d’une tragédie. Cela n’avait strictement rien â voir avec les évènements; et l’ONU a fait exactement la même chose mais c’est un autre débat.

En Belgique, on a dépensé énormément d’énergie et, finalement, on ne sait toujours pas comment nos casques bleus sont vraiment morts. Verhofstadt a développé de beaux arguments pour justifier la raison pour laquelle nous n’étions pas intervenu pour sauver nos copains qui étaient à Kigali. Toutes ces raisons étaient ridicules puisqu’on ignorait qu’ils étaient au camp Kigali.

Mais il est vrai que c’est une question que je me pose souvent: qu’aurais-je fait si j’avais su ce qui se passait? Il faut considérer notre situation militaire dans la ville de Kigali. Si nous étions intervenus, ce ne sont pas dix morts que nous aurions eu mais le double ou le triple, sans compter les civils et les expatriés qui auraient été victimes de la colère des Rwandais. C’est cette idée qui me permet de vivre normalement. J’ai dû passer par je ne sais combien de commissions. Aucune n’est parvenue à démontrer que j’étais dans l’erreur. Surtout, aucune n’a expliqué comment j’aurais dû faire. Je sais que, de toute façon, nous n’aurons jamais la réponse à cette question parce qu’il n’y en a pas. Cela se serait soldé par de nouvelles pertes. Et j’aurais aussi dû aller me justifier devant la Cour militaire pour les ordres que j’aurais donnés. La Cour militaire m’a complètement blanchi dans son arrêt. Heureusement que j’ai cet arrêt, que je peux relire de temps en temps pour des questions morales et psychologiques. Cet arrêt est très positif à mon égard. A plusieurs reprises, cet arrêt reconnaît que j’ai eu des décisions, des actions qui allaient même au-delà de mes responsabilités directes. La Cour militaire a fait la lumière. Et quand elle dit que le problème de l’armement n’est pas de sa compétence, il faut savoir lire entre les lignes. Ce n’est pas dans la compétence de la Cour de chercher les raisons pour lesquelles les munitions demandées n’étaient pas là au bon moment, et l’armement qui aurait pu être emporté ne l’a pas été: cela veut dire qu’il y a aussi des responsabilités aux échelons d’exécution. Au sein de l’armée, on a carrément refusé de clarifier les choses et je trouve cela d’autant plus scandaleux que la facture a été élevée. La moindre des choses, quand il y a eu dix morts, c’est d’essayer de comprendre ce qui s’est passé, ce qui n’allait pas et d’en tirer des leçons pour éviter que cela ne se reproduise. C’est un problème interne. On va commettre les mêmes erreurs et je trouve cela inadmissible.

Q: Suite à votre mission, quelle a été l’attitude de l’état-major à votre égard et comment s’est déroulée la suite de votre carrière ? vis-à-vis de vous?

M.: J’ai dû faire face à certains problèmes au sein de l’armée, notamment parce que je ne pouvais pas me contenter de tout admettre. J’ai continué à exprimer ce que j’estimais devoir exprimer sur les responsabilités de l’autorité militaire, à essayer que l’on débatte de ce dossier à tous les niveaux. Par la suite, il y a eu la Commission parlementaire et les commissions internes aux forces armées. La Commission interne aux forces armées qui s’est penchée sur l’affaire a été tout aussi malhonnête que la Commission parlementaire. L’objectif de la Commission interne était d’étouffer définitivement l’affaire. Le principe, exprimé par les généraux qui présidaient cette Commission, était que l’image de marque de l’armée avait déjà suffisamment souffert du dossier du Rwanda, et qu’il fallait rectifier les choses. Cette Commission interne a duré très longtemps parce qu’à plusieurs reprises le Ministre a renvoyé le dossier avec de nouvelles questions. Je lui avais fait sentir qu’il y avait d’autres questions à poser et des points sur lesquels la Commission ne s’était pas penchée. Et l’affaire était d’autant plus facile que le secrétaire de cabinet du ministre de la Défense de I’époque , était un officier qui avait vécu les événements du Rwanda dans l’équipe de permanence à Bruxelles. Lui aussi était plus que critique à l’égard des officiers en charge des opérations et, lui aussi, n’hésitait pas à expliquer au ministre les dysfonctionnements qu’il avait vécu au Centre des opérations.

Je le dis parce que c’est tellement énorme et il faut que les gens s’en rendent compte: quand j’ai demandé des munitions, je n’ai jamais eu de réponse. Elles ne sont jamais arrivées, Tout le monde le reconnaît. Je parlais de l’officier qui était le secrétaire du ministre ; il a dit au ministre qu’il était là quand ma demande est arrivée par fax, en dehors des heures de service parce que je travaillais toujours le soir. Celui qui a pris le fax et qui était un des responsables des opérations à Evere, l’a chiffonné et l’a mis à la poubelle. Il a dit au secrétaire: «Ce papier n’est jamais arrivé». Quand ce dernier m’a dit cela, je lui ai demandé si je pouvais en parler. II a refusé car il était toujours au Cabinet. J’ai respecté son souhait. Par la suite, le chef d’état- major a été chargé de l’enquête et il a conclu que je n’avais jamais adressé cette demande de munitions mais bien une demande de prix pour des munitions. Comme si moi, en opération, je me préoccupais du prix des munitions! A mon procès, l’agent opérateur qui a envoyé le fax à Bruxelles est venu témoigner; mon officier «opération» a témoigné. Les munitions étaient une de nos préoccupations parce que nous en manquions et celles que nous avions étaient d’un calibre insuffisant. C’est tout le drame du dossier Rwanda, du début jusqu’à la fin. Malheureusement, dix hommes ont perdu la vie dans des conditions atroces – ils ne sont bien sûr pas les seuls mais il s’agit d’eux ici. Les familles doivent porter un deuil. Je l’ai vécu mais de l’extérieur: c’est loin d’être facile à cause des conditions de leur mort. Mais il faut essayer de mettre de côté les passions, de comprendre le plus objectivement possible les événements. Le métier des armes est un métier â risques: on peut périr, on peut être blessé. C’est le propre des opérations militaires. II peut y avoir des morts (même nombreux) ou des blessés sans qu’il y ait forcément une erreur du commandement. Il faut pouvoir le dire. Quand il n’y a aucun danger, il n’y a aucune raison d’envoyer des militaires. II ne faut pas être gêné d’avoir été en opération et d’avoir eu des mort : c’est le propre des opérations.

La Cour militaire n’a pas d’opinion politique. Elle n’a pas de sensibilité particulière, elle voulait savoir la vérité, car son rôle est de juger en âme et conscience. L’arrêt d’une dizaine de pages, qui est vraiment un arrêt net, clair et précis n’a pas suffit; il faut bien se rendre compte que la Commission parlementaire a remis en question l’arrêt de la cour militaire. Elle a dit le contraire de ce qui était écrit dans l’arrêt. Or nous vivons en Europe dans des Etats de droits. Un jugement ne peut pas être remis en cause sans fondement. La Commission parlementaire me reproche d’avoir commis une erreur d’appréciation en donnant l’ordre de faire escorter le Premier ministre. Mais lors de mon procès, un de mes deux avocats a bien montré qu’il n’y avait pas de relation directe entre l’ordre donné et l’assassinat des dix hommes. La Commission n’avait même pas lu l’arrêt de mon procès. C’est moi qui ai fourni le document en demandant instamment au Président que les Commissaires prennent la peine de lire l’arrêt de la Cour militaire avant de débattre des évènements proprement dits. Malgré cela, en ce qui me concerne, le droit fondamental de tout citoyen, c’est-à-dire « le principe d’autorité de la chose jugée », a été tout simplement bafoué. Où sont mes droits? Je pouvais rien y faire…

Peut-être qu’un jour, des gens comme vous ou d’autres vont essayer de comprendre les choses et tenteront de lever un coin du voile. Mais ce n’est pas évident parce que les sources ne sont pas toutes sûres. Par exemple, la chronique du 2ème bataillon commando est bien un document qui ne devrait souffrir aucune contestation. Mais je peux montrer, preuves à l’appui, qu’il y a eu des manipulations de ce document pour me faire porter la responsabilité de la mort des dix casques bleus. Une personne qui étudie ce document peut penser: « c’est un journal de campagne, on ne peut pas le mettre en doute ». Mais ce n’est pas la chronique exacte. Ce n’est donc pas évident d’y voir clair parce que l’intoxication a été tellement forte que, même dans les documents qui ne devraient souffrir aucune contestation, il y a une volonté manifeste de tronquer la vérité.

Il faut être réaliste. L’opinion publique est manipulée par la presse. Et la presse est manipulée par je ne sais qui. Peut-être est-elle animée par le besoin de vendre du papier: il faut du sensationnel. On n’a plus le temps de faire des enquêtes. Cela prend trop de temps de recouper ses informations: on accuse et on ne prend même pas la peine d’aller chez celui qui est accusé, de lui présenter ses conclusions pour lui demander son avis et ses réponses. Et finalement, l’opinion publique se fonde sur toute une série de manipulations, volontaires ou pas. C’est une atmosphère dans laquelle on vit depuis toujours.

A bien y réfléchir, Goebbels agissait de la même manière. Il ne faut hélas pas être nazi pour manipuler l’opinion… La manipulation est une chose très facile à faire étant donné que la possibilité qu’a le citoyen de s’informer de façon autonome est quasi nulle? Je l’ai vécu pendant des années, au fil du dossier du Rwanda, ayant vécu les événements personnellement et voyant la manière dont ils étaient répercutés. Tout était tiré de son contexte et donc les analyses étaient fausses. Voilà à partir de quoi l’opinion publique se faisait une idée du dossier.

J’ai été jugé par la Cour militaire, au civil il s’agit de la Cour de cassation, donc le niveau le plus élevé de juridiction. A l’époque, j’étais particulièrement atteint psychologiquement. Mon avocat m’avait dit: «C’est un procès; ce n’est pas parce que vous n’avez rien à vous reprocher que vous ne serez pas condamné». Un procès tourne parfois à la catastrophe. Mais l’arrêt de la Cour militaire m’a blanchi. Il a été ma récompense. Puis le rapport de la Commission parlementaire m’a reproché d’avoir donné cet ordre, contre l’arrêt de la Cour militaire. Je suis retourné auprès du Président de la Cour militaire qui m’avait jugé et je lui ai demandé ce que je pouvais faire. Il m’a fait comprendre qu’il ne servait à rien de faire des déclarations dans la presse parce que j’allais être broyé; j’étais un pion et tout ce que j’aurais pu dire aurait été quand même déformé. Alors il m’a donné l’idée d’écrire un livre. Dans 50 ans, si quelqu’un se penche sur l’affaire du Rwanda, et que vous n’avez rien écrit alors qu’il y a un document officiel qui vous accuse, vous, Colonel Marchal, vous passerez à tout jamais pour le coupable. Si vous écrivez, votre livre restera et ce sera une opinion personnelle exprimée. J’ai donc décidé d’écrire, et de livrer le témoignage de ce que j’ai vécu et comment je l’ai vécu.

Q: Vous me disiez dans un e-mail que vous étiez content que quelqu’un se penche sur cette question. Vous aviez été approché par un Canadien, aujourd’hui par un Français, mais aucun Belge ne s’est penché sur cette question.

L.M.: Non. C’est un élément d’immense frustration et même de colère. La facture est suffisamment élevée pour que l’on essaie d’en tirer toutes les leçons, tous les enseignements. Or, que faut-il constater? D’abord, au sein de l’armée, que l’on n’a même pas eu le courage de chercher à comprendre ce qui s’était réellement passé. J’ai toujours demandé de pouvoir faire part de mon expérience car j’estimais avoir beaucoup de choses à dire, particulièrement sur la formation des jeunes officiers. Je l’ai dit dans mon livre. Pour moi, quand on est officier et qu’on est devant un problème, il ne faut pas prendre sa radio et demander à l’échelon supérieur ce qu’il faut faire. Non! On a fait quatre ans d’études, on a été formé pour réagir dans des circonstances pareilles. Au Rwanda, tous les officiers prenaient systématiquement leur radio pour demander ce qu’ils devaient faire. Moi, je ne suis pas payé pour prendre la décision d’un officier subalterne qui est confronté à des situations dont je ne suis pas témoin. C’est à lui de prendre ses responsabilités. C’est la véritable explication du drame: personne n’a osé prendre ses responsabilités. Tout le monde s’en réfère à quelqu’un d’autre, et moi j’étais au sommet de la pyramide. Je devais décider pour les cinq échelons inférieurs! Ce n’est pas comme cela que les gens doivent être formés et ce n’est certainement pas comme cela que les choses doivent fonctionner en opération.

J’ai proposé à plusieurs reprises mes services à l’Ecole Royale Militaire et à l’Institut Royal Supérieur de Défense, pour partager mon expérience que j’estime intéressante pour tous ceux qui ont choisi le métier des armes. Après la sortie de mon livre, j’ai à nouveau proposé officiellement ma demande de collaboration à l’École Royale Militaire, à des colloques, à des journées d’étude, à des travaux de groupes pour expliquer quels sont les problèmes que rencontre un chef en opération. Il y a peu d’officiers supérieurs en Belgique qui ont vécu cela.

Au Canada, l’arrêt de la Cour militaire a été l’objet d’une thèse d’un avocat. La situation à laquelle j’ai été confrontée ainsi que le général Dallaire a fait l’objet de «case studies»: un problème que l’on pose aux stagiaires, qui doivent y travailler et y répondre. Mais ici en Belgique je n’ai jamais reçu le moindre écho à mes propositions. Un journaliste de la première chaîne hollandaise, Peter de Blaauw, s’est beaucoup intéresse à moi et m’a demandé de l’accompagner à Arusha. Des journalistes s’y intéressent réellement en Belgique aussi, comme Peter Verlinden qui a depuis longtemps découvert le dessous des cartes. Mais entre la presse francophone et la presse néerlandophone, c’est vraiment le jour et la nuit. La presse néerlandophone a une réelle démarche d’information, un souci de la qualité de l’information que j’ai toujours soulignée. Mais dans la presse francophone, c’est le sensationnalisme qui prime, pour vendre du papier. Quand mon livre a paru, dans les deux langues, toute la presse néerlandophone a défilé chez moi: télévision, radio, presse écrite. Du côté francophone: rien du tout. Le seul article qui a été écrit l’a été dans le Vif mais grâce à un lecteur de mon manuscrit qui avait un contact au magazine. J’ai eu droit à un article positif de plusieurs pages. Ce fut le seul.

Q: A votre avis, qu’est-ce qui doit être incriminé aujourd’hui dans la mort des dix casques bleus ?

L.M.: Lotin s’est trouvé dans une situation intenable. Ils étaient dix et quatre de ses hommes étaient par terre, désarmés, avec un canon pointé dans le cou. Quand on est chef de groupe, c’est difficile. Je ne sais pas ce que j’aurais fait. Mais la vraie question, c’est comment quatre de ses hommes étaient allongés et mis en joue? On a jamais osé poser cette question.

La Commission parlementaire française a fait l’apologie de la politique française au Rwanda et en Afrique. Personne n’a été mis en cause et, de fait, cette Commission parlementaire a fait la démonstration que tout ce qui avait été fait et que tout ce qui avait été dit était convenable. Je crois que c’est là la grande différence entre la démarche française et la démarche belge. En France, je crois qu’il y a une certaine cohérence. La France avait une politique au Rwanda et en Afrique centrale. J’ai malheureusement compris trop tard l’intérêt d’avoir une véritable politique. Les Français exprimaient clairement leur politique: ils soutenaient Habyarimana. Qu’a fait la Belgique? Elle soutenait le régime Habyarimana, avec une coopération technique militaire et civile, mais en même temps elle envoyait des casques bleus avec un mandat pas très clair et suspectés d’être pro-F.P.R. D’un côté une attitude claire, un engagement du côté du chef de l’Etat rwandais, et de l’autre côté une position ambiguë. C’est cela qui est à incriminer. Bien sûr, lors de la visite du ministre de la Défense Leo Delcroix, au mois de mars 1994, il y a eu un engagement clair et net de la Belgique en faveur du processus de paix et du président Habyarimana. Sans fausse modestie, j’avais dit à Bruxelles que les autorités rwandaises avaient besoin d’un appui. La Belgique, au moment où le processus de paix a échoué, au lieu d’avoir le courage de s’engager pour éviter un drame, a décidé de se retirer et de laisser les Rwandais entre eux. Depuis, toute la sous-région est à feu et à sang. Depuis 1996, on n’arrête pas de tuer. Les leçons de démocratie sont toujours vite donnée, voire imposée, mais l’intervention pour la défense de ces idéaux, c’est autre chose… La communauté internationale a tort de vouloir systématiquement imposé la démocratie dans des pays en guerre: cela échoue à coup sûr. Considérons ce qui se passe en Côte d’Ivoire: le pays se déchire politiquement. La France, à mon avis, a eu la bonne réaction. L’armée intervient, on rectifie et on négocie. Certains ont perdu la vie -il y en a toujours- mais on limite les choses au strict minimum. C’est un pays qui a pris ses responsabilités face à une situation de crise et je n’ai pas entendu, sauf erreur de ma part, l’opinion publique française pousser des cris, dénoncer une intervention néocolonialiste et le danger couru par les militaires! En Belgique, il n’y a pas cette cohérence.

Si nous ne faisons pas un geste envers l’Afrique centrale, ils vont continuer à s’entretuer. Ils attendent que la Belgique prenne une initiative. Mais la seule chose que la Belgique a fait, c’est se retirer du Rwanda. On se retire, oui, mais on doit d’abord faire du lobbying auprès des autres pays pour qu’ils se retirent aussi; pour ne pas être seuls à le faire. Quand je repense à cela, je bous: c’est scandaleux. C’était en connaissance de cause, parce que lorsque le ministre des Affaires étrangères Willy Claes est venu en février, il a dû quitter Kigali dans un véhicule blindé car on était en pleine guerre civile. On a vécu cinq jours d’émeutes sanglantes fin février 1994. Claes, a été évacué en véhicule blindé donc il savait très bien de quoi la population était capable.

Q: On affirme que, dans les coulisses de cette partie de l’Histoire du Rwanda, se trouvent les Etats-Unis. Qu’en pensez-vous?

L.M: Je suis arrivé à la même conclusion par le simple fait qu’il est impensable que, aujourd’hui, plus de neuf ans après l’attentat, on ne sache toujours pas qui l’a perpétré. Or, c’est cet attentat qui a tout déclenché. Si l’on fait l’hypothèse que ce sont les extrémistes hutus qui ont abattu l’avion, ou si l’on fait l’hypothèse que c’est le F.P.R., l’interprétation que l’on fait des événements est tout à fait différente. Dès lors, il est fondamental de savoir qui l’a perpétré. On commence maintenant, petit à petit, à en parler. Il y a quelques affaires à l’instruction au Tribunal d’Arusha mais elles ne concernent que des subalternes. Pourtant, plus personne ne met en doute la responsabilité de Kagame dans l’attentat. Mais il est toujours chef d’Etat et ce sont les Etats-Unis qui ont joué ce pion-là, pour toute une série de raisons, dont l’argument qu’avançaient les Français -et que je trouvais fallacieux à l’époque- qui était l’anglophonie. Mais c’est vérifié. Toute l’Afrique centrale est devenue anglophone et il y a eu manifestement une volonté hégémonique anglo-saxonne de mettre la main sur l’Afrique centrale et ses ressources. C’est un des éléments du drame ou du dossier dont peu de personnes veulent parler mais qui est fondamental. Comment expliquer que ni l’Australie ni la Nouvelle-Zélande n’avaient leur ambassade à Kigali du temps de Habyarimana. Par contre, quand le cessez-le-feu a été déclaré unilatéralement le 17 juillet 1994 par le F.P.R., le lendemain la Nouvelle-Zélande a ouvert une ambassade. Comment se fait-il qu’aucun pays n’ait donné suite à la demande du générai Dallaire de renforcer la MINUAR? Comment se fait-il que l’on soit passé de 2500 hommes au départ à 250? Après, c’était le génocide… Puis une nouvelle résolution des Nations Unies, la MINUAR II mise en place et constituée de troupes… du Canada anglophone, de NouvelleZélande, d’Australie avec un appui logistique des Etats-Unis! C’est étonnant! Et ce n’est pas le fait du hasard. Il y a manifestement un plan qui était préparé et qui a été appliqué. Combien de fois en ai-je discuté avec le générai Dallaire! Il n’y avait rien à faire; j’avais l’impression d’être un pion que l’on déplace sur un échiquier. II y avait trop de choses qui se passaient et qu’on ne pouvait pas expliquer. Et nous, nous étions un peu les garants de la communauté internationale. Mais on se moquait de nous! On nous manipulait! En effet, on a profité de l’ONU pour endormir la région et, un jour, tout a explosé. Comment expliquer que le 8 avril, deux jours après l’attentat, l’ambassadeur des Etats-Unis soit venu me voir -la résidence de l’ambassadeur se trouvait à 35 mètres de mon quartier général- pour me dire: «Nous allons évacuer». Les Américains allaient évacuer! Je lui ai répondu qu’il n’y avait pas de raison de le faire. Il m’a répété: « Nous évacuons! Et nous prenons la route vers le Burundi ». Je lui répliquai que c’était très dangereux mais il m’a déclaré que 250 ou 450 Rangers -je ne me souviens plus du chiffre exact- étaient stationnés à Bujumbura et prêts à intervenir si besoin était. Comment se fait-il qu’ils étaient déjà là le 8 avril? Il y a manifestement une relation directe entre l’attentat et la localisation des Rangers à Bujumbura.

Tout cela, ce sont des éléments, des facettes qu’il faut avoir en tête et qui doivent faire prendre conscience que le dossier Rwanda n’est pas simple. Il y a tellement de paramètres dont on n’a toujours pas parlé, et qui ont joué un rôle réel dans les événements. Quand on les ignore, le problème peut sembler moins complexe mais cela aboutit à quelque chose qui est loin de la réalité. Je crois aussi que, grâce à l’approche scientifique, sur des points précis, petit à petit, nous pourrons avoir dans dix, vingt ou trente ans une analyse globale et juste des évènements de 1994 au Rwanda.

Q: Quel est votre opinion sur le travail du Tribunal d’Arusha?

L.M.: Cela fait maintenant trois ans que je suis Arusha au jour le jour. Encore une manipulation! On fait croire qu’on rend la justice, mais on en est loin! L’opinion publique pense que les génocidaires sont jugés là-bas. Mais non, c’est une justice partisane. Le Tribunal international a été instauré pour juger les hutus et il n’est pas question de juger les tutsis qui se sont rendus coupables des mêmes actions. On fait croire que l’on rend la justice, on cite des témoins qui sont des imposteurs. Tout cela coûte des millions de dollars à la communauté internationale.

Je continue à m’occuper de la question rwandaise parce que, comme je l’explique dans mon livre, j’ai travaillé main dans la main avec le chef d’Etat-major de la gendarmerie et je peux jurer sur mon honneur qu’il était partisan (comme beaucoup d’autres également) du processus de paix. Il est à Arusha pour des raisons politiques. Il y a bientôt des élections présidentielles au Rwanda et s’il se présentait, il serait élu. Subitement; alors qu’il avait obtenu ici le statut de réfugié politique, il a été mis sur une liste de génocidaires, que les autorités de Kigali mettent à jour quand bon leur semble, et l’on est venu l’arrêter en Belgique. A Arusha, c’est le droit anglo-saxon qui est en vigueur. Il y a une équipe de la défense, et une équipe de l’accusation, chacun devant faire la preuve de l’innocence ou de la culpabilité du prévenu. Dans l’équipe de défense, il peut y avoir deux enquêteurs, qui vont contacter les témoins, etc. Le major Karangwa, qui était officier de renseignement du général Ndindiliyimana, avait accepté d’être enquêteur pour la défense de son ancien patron. Il a été lui aussi inscrit sur la liste des génocidaires. Il a tout abandonné. Voilà comment on manipule les choses et les personnes. C’est comme cela en permanence. Je parle de tout cela en connaissance de cause, car je connais bien ces Rwandais, j’étais en contact avec eux dans le cadre de ma fonction au sein de la MINUAR.

Il y a une manipulation permanente et il est très difficile de faire la part des choses. Par exemple, la chronique de Kibat: le document a été manipulé pour me faire endosser la responsabilité du fait que les dix hommes ont déposé leurs armes. A l’époque, on liait le fait d’avoir rendu les armes avec l’assassinat qui suivit. C’est renversant.

Q: On a contesté le nombre de casques bleus tués, on a avancé que Lotin avait tenté de faire usage d’une arme dans le camp et avait provoqué le lynchage. Que pensez-vous de ces débats?

L.M.: Ce sont des mensonges. Lorsque l’on a été acteur des évènements, on se rend compte de la manipulation à laquelle tout le monde est soumis. Parfois, on ne veut pas admettre les choses telles qu’elles sont, car cela paraîtrait trop banal. Lorsque je dis que nous n’étions pas au courant de ce qui se passait, je ne peux pas dire autre chose que ce que je dis. Ce n’est pas plus compliqué que cela. Je regrette, nous ne sommes pas intervenus car nous ne savions pas ce qui se passait réellement. On dit qu’ils étaient plus de dix, qu’il y avait des mercenaires, qu’ils étaient treize ou quatorze. D’où cela vient-il? Encore une chose toute simple! Lorsque le général Dallaire est venu me dire qu’il avait vu les dépouilles, je lui ai demandé leur nombre. II m’a répondu qu’ils étaient onze, douze ou treize. Les corps étaient les uns sur les autres, dans un tel état qu’ils n’ont pas osé les compter. En plus, l’éclairage de la pièce était très faible à la morgue de l’hôpital de Kigali. Il faisait nuit. A partir de là, on a supposé que trois corps avaient disparus ou avaient été dissimulés. J’étais présent à l’identification des dépouilles et nous en avons bien compté dix. Evidemment, il est beaucoup plus sensationnel de prétendre qu’il y avaient des mercenaires: un bon roman feuilleton. On ne veut pas reconnaître que c’est la banalité qui a conduit à l’assassinat de nos 10 types. Il doit y avoir un plan derrière, la lâcheté des chefs qui ne sont pas intervenus etc. Je n’invente rien; il faut lire les témoignages des officiers, des sous-officiers qui se trouvaient au poste de commandement et qui ont entendu les messages sur le réseau radio. Personne n’a produit un témoignage contraire: c’est bien la preuve que les choses se sont passées ainsi. Je ne parle pas deux témoignages, mais de cinq ou six à l’échelon bataillon. Il en va de même des officiers qui étaient présents au QG Secteur et qui tous témoignent de la même chose. Ces témoignages existent sur des documents officiels établis lors de l’instruction du dossier ou le procès. Je n’essaye pas de camoufler, de déguiser sa vérité. C’est la banalité dans toute son horreur, Pourquoi nier? Cela s’est passé ainsi. Quand on voit les arguments développés par Guy Verhofstadt dans le rapport pour expliquer pourquoi on n’est pas intervenu militairement pour sauver les dix casques bleus, cela tient de la science fiction. Des éléments qui n’ont ni queue ni tête, de faux raisonnements, de fausses conclusions, de faux éléments. A l’heure actuelle, si vous demandez aux gens dans la rue si il aurait fallu mener une action militaire pour aider les dix casques bleus, personne ne va vous répandre: «Ce n’était pas possible puisque les officiers n’étaient même pas au courant de ce qui se passait». C’est tellement ancré dans l’opinion publique que tout le monde pense qu’on savait et qu’on n’a délibérément rien fait pour sauver nos camarades en danger de mort. Ce sera toujours comme cela.

J’ai parfois le sentiment de faire un plaidoyer pro domo, d’essayer de justifier mon action ou mon attitude mais je laisse les gens en penser ce qu’ils veulent. Quand on a vécu ces événements chaque élément induit une certaine perception, certains éléments d’appréciation et en fonction de tout ce que l’on sait, on gère la situation et on agit comme on estime devoir le faire. Evidemment, après toutes ces années, tout devient très simple et il est vrai que j’ai appris un tas de choses. A l’époque par exemple, je ne savais pas que le général Dallaire était passé devant le camp Kigali. Je l’ai appris longtemps après. Dans mon dossier, lorsque j’ai lu les déclarations des Ghanéens et du capitaine togolaïs, j’ai été abasourdi car ces déclarations m’étaient tout à fait inconnues et jetaient un éclairage tout à fait particulier sur les événements. J’avais comme tout le monde le sentiment qu’ils s’étaient attaqué seulement aux Belges dans le camp. Mais j’ai su après que, parmi les Ghanéens, un sergent avait été blessé à vie à la jambe, qu’il avait été frappé avec une barre de fer; qu’un autre était mort plus tard et j’ai toujours essayé de savoir s’il n’était pas mort des suites de ses blessures, mais je n’ai jamais eu la réponse. J’ai vu, au cours d’une émission télévisée en 1996 ou 1997, le capitaine togolais, le capitaine Apedo: il ressemblait à un zombie. Les événements l’ont marqué à vie. D’ailleurs, tous ceux qui ont vécu cela, d’une manière ou d’une autre, sont marqués à vie. Ce sont des événements hors du commun.

Encore un exemple qui donne une idée de nos conditions de travail. Le 10 avril, trois jours après les événements, les forces belges étaient sur place pour évacuer les expatriés et le commandant de l’opération n’était au courant de rien. On avait pourtant préparé pendant trois mois un plan d’évacuation des expatriés avec tous les points de rassemblement, la liste des expatriés, les itinéraires, tout avait été coordonné minutieusement. C’est ce qu’on appelle un plan catastrophe. Il était prêt. On en avait envoyé une copie à Bruxelles mais le responsable de l’opération n’était même pas au courant qu’il en existait un! Or le propre d’une opération d’évacuation, c’est la rapidité et, l’intensité d’engagement parce qu’il faut prendre les éventuels assassins de vitesse et que lorsqu’on évacue les expatriés, c’est généralement à ce moment-là que les assassinats se produisent. Donc il faut aller très vite. Un détachement de 500 militaires belges se trouvait à Kigali le 10 avril et 24 heures plus tard ils étaient toujours à l’aéroport à attendre les ordres. Pas un seul d’entre eux n’était en ville pour commencer l’évacuation. Bruxelles s’est rendu compte que quelque chose n’allait pas. Vers 9 heures du soir, le 11 avril, je reçois un coup de téléphone de Bruxelles: on me demandait d’aller à l’aéroport pour expliquer le plan d’évacuation, et de dire au commandant de l’opération d’évacuation qu’il était tout à fait inexcusable de n’avoir encore rien fait en 24 heures. À 9 heures du soir, il fait nuit évidemment. J’ai répondu à mon interlocuteur que je ne pouvais pas me déplacer et faire 15 km car je n’avais aucune envie de risquer ma vie bêtement. II ignorait la situation qui prévalait à Kigali depuis trois jours et m’interrogea sur mes motivations. Or, à ce moment-là, j’essuyais un tir de mortier sur le Q.G., qui était une maison en matériau léger. Ça explosait de tous côtés. Je lui ai fait écouté le bruit des explosions et il s’est rendu compte de la situation que nous vivions. Voilà comment les choses étaient perçues de Bruxelles, malgré le fait que des rapports fréquents sur la situation étaient envoyés. C’est propre à toute situation qui dépasse le cadre conventionnel et qui tient de la démesure. Evidemment, malheureusement, dans le cas du Rwanda, tout est démesure. Et cela continue.

Q: Merci beaucoup pour cet entretien….

L.M.: Mon but n’est pas de me mettre en évidence, certainement pas, mais de témoigner. Ma vie a changé depuis ces événements. Je ne suis plus le même homme et je continue à avoir des problèmes avec tous ces souvenirs. Le pire est passé, maintenant cela va mieux. Mais je vois venir avec beaucoup d’appréhension le moment où j’irai témoigner à Arusha. Je tiens à témoigner parce que j’estime que cela fait partie de mes responsabilités morales. Je sais bien que ça va être quelque chose de psychologiquement très dur. Le général Dallaire est allé témoigner en 1998. Il était un expert dans le procès d’un bourgmestre. Ce n’était même pas dans un problème qui nous concernait, mais il a eu un choc psychologique tellement fort qu’il en est déjà à sa quatrième ou cinquième tentative de suicide. Le traumatisme est très profond pour nous aussi.

Source: Christophe VINCELET, La mort des dix casques bleus belges à Kigali le 7 avril 1994 ou l’échec de la Belgique dans la crise rwandaise. Mémoire de Maîtrise d’Histoire contemporaine sous la direction de Madame le professeur Annette Becker, Université de Paris-X Naterre, Département d’Histoire, Juin 2003, pp. 105-129.

L’essentiel de ce livre vient d’être édité aux Editions L’Harmattan sous le titre: La mort des dix casques bleus belges à Kigali. Le belgocentrisme dans la crise rwandaise. ISBN 2-7475-4863-5, 20,50 euros.