Vendredi 13 février 2004

[Comme Rommel], un soldat … son regard était vide, sa voix posée.

«Qu’avons-nous fait pour mériter un tel sort? Pourquoi cette guerre? Répondez-moi, s’il vous plaît…»
Je regardais Tshala m’interroger, les larmes dans la voix. Que pouvais-je bien lui répondre, que pouvais-je lui dire car moi-même je ne connaissais pas les mobiles cachés de cette guerre. Oui, je reste persuadée que la guerre que vient de connaître la RDC avait un mobile caché, celui qu’on n’ose pas crier tout haut, que seuls les belligérants connaissent. Tout ce que je sais, c’est qu’il s’agit d’une guerre d’agression pour les uns et d’une guerre de libération pour les autres. Je sais aussi que le peuple, c’est l’herbe sur laquelle les éléphants se battent. L’herbe qui est piétinée sous la furie des éléphants, l’herbe qu’on ravage, l’herbe qu’on détruit. Là où les éléphants se battent, dit le proverbe, c’est l’herbe qui en pâtit. L’herbe, le peuple…

«Pourquoi cette guerre?» me demandait Tshala. Moi aussi je me pose la même question surtout quand je considère les ravages et le désastre qu’elle a causés. Tshala est une femme qui frôle la trentaine. Je l’ai croisée à Kitule, un petit village près de Kabalo. Ce qu’elle a vécu m’a troublée. Aussi, je tiens à le partager avec vous.

Un obus … mon mari et mes quatre enfants

«J’habitais Kalemie, ville montagneuse de l’Est de la République Démocratique du Congo, bâtie sur le bord du lac Tanganyika. Dans l’affrontement qui opposait l’armée de Kabila à celle du RCD, un obus est tombé sur ma maison tuant mon mari et mes quatre enfants. Je n’étais pas chez moi au moment du drame. J’étais partie chercher à manger pour ma famille au champ. A mon retour, je me suis retrouvée devant une scène macabre : j’avais devant moi le corps de mon mari démembré, dépiécé comme un bœuf dans une boucherie. Mes enfants hachés, broyés par l’engin de la mort qui a confondu de cible. Je venais de perdre en un jour, en une minute, les êtres qui m’étaient chers. Le jour des funérailles, je ne pouvais contenir l’émotion ; l’épreuve était très dure, la coupe difficile à boire. J’en suis tombée évanouie. Quand j’ai repris connaissance, j’étais dans quelque chose qui ressemblait à un hôpital, couchée sur un lit de fortune sur lequel une bâche sale et mal pliée tenait place de matelas. A partir de ce jour, je me suis mise à détester le monde. Ma vie venait de perdre son sens.

Pourquoi cette guerre ? Je ne cessais de me le demander. Je ne savais pas pourquoi on se battait. Je n’y comprenais pas grand-chose. Ma vie était une routine : la nuit, dans les bras de mon mari, au premier chant du coq les travaux ménagers, pendant la journée les champs, un petit temps de repos et la roue reprenait son tour. La nuit, je suis à la merci de mon mari ; le jour, au service de ma famille et de la société. C’était ça, ma vie.

La chasse aux sorcières

Pendant que j’étais encore sous le choc de l’émotion, après l’inhumation de mon mari et de mes enfants, ma belle famille décida de se réunir en réunion extraordinaire. Il fallait trouver la cause de ces décès parce qu’il était inconcevable que tout ce monde meurt d’une mort brusque et presque inopportune. Tous étaient unanimes que c’est moi qui, par la puissance de la sorcellerie, aie sacrifié mon mari et mes enfants. Mes beaux-frères prétendirent même me soupçonner depuis un certain temps être dans la sorcellerie. Mes belles-sœurs me trouvaient très hautaine et égoïste, caractéristique, selon elles, des sorcières. Et pour boucler la boucle, mes beaux-parents tirèrent la conclusion : elle a sacrifié les siens pour rester avec tous les biens et accroître sa puissance dans la sorcellerie. Les thèses se succédaient les unes aux autres… Enfin on décida de me convoquer.

On me fit asseoir par terre, au milieu de la cour. Nous t’avons fait venir, dit le beau-père, pour que tu nous dises pourquoi tu as tué ton mari, notre fils, et tes enfants. Je fondis en larmes. L’une de mes belles-sœurs me toisa. « S’il te plait n’essaie pas de nous émouvoir avec des larmes de crocodile. Sinon, nous allons te brûler, te rôtir. A Kalemie, on ne joue pas avec les sorcières. » Je manquais à dire, je ne comprenais rien.

En fait, en Afrique, la mort naturelle n’est pas acceptée et à combien plus forte raison, la mort accidentelle. Chez les muntu, les gens sont faits pour vivre une éternité. Même la mort d’un vieux de plus de cent ans doit avoir une cause surnaturelle. En ce qui me concerne, on était en train de me dire que j’étais à la base du décès de mon mari. Moi qui ne savais pas d’où était tiré l’obus et moi qui n’étais pas là quand l’obus est tombé. Et pour donner du poids à la thèse, on remonta vite à mes origines: J’étais lulua, une tribu du Kasaï. Et c’était le secret de polichinelle: si une femme lulua n’est pas une prostituée alors c’est une sorcière. Et les sorcières, on les trouvait parmi les femmes qui ont un teint très clair. Or, j’étais d’un teint très clair. Donc, j’étais une sorcière. J’ai failli être lynchée…

Dans beaucoup de cas, quand un homme meurt avant sa femme, c’est cette dernière qui l’a tué. Et quand c’est la femme qui meurt avant, cela est naturel. L’homme, lui, ne peut pas être sorcier. Et là où le bas blesse, c’est que les premières à martyriser les veuves sont des femmes. Allez y comprendre quelque chose. La belle-famille décida de me ravir tous les biens, même mes habits et on me chassa sur le champ des lieux. C’était à la tombée du jour…

… plus de 1000 Km à pieds

Je n’avais pas de famille à Kalemie. C’est mon défunt mari qui m’y avait amenée. Il y a 8 ans. C’est à Kananga que je fis sa connaissance. On s’est aimé, je l’avais suivi jusque dans les montagnes du Tanganyika. Et voilà que je devais faire plus de 1000 Km à pieds pour rejoindre Kananga. La population de Kalemie croit beaucoup en la sorcellerie. Il y a plus d’une dizaine d’années, les vieilles femmes sorcières avaient été tuées par lapidation, ou brûlées vives. C’était à l’époque où Mastaki était commissaire de district. Ce dernier avait conduit en personne la chasse aux sorcières.

Je ne savais pas où aller car toute la ville parlait déjà de ma sorcellerie. Après avoir été frappée par la monstruosité de la guerre, me voilà victime de la cruauté des hommes. Juste au moment où je cherchais la consolation et la compassion.

Si pour une femme, un mari est un compagnon; un enfant est sa chair, ma chair. Qu’est-ce qui pouvait remplacer dans mon cœur mes enfants? L’obus qui les a tués m’a aussi tuée car il m’a enlevé une partie de moi-même. Pour une mère, rien ne peut égaler les enfants. Si j’étais sorcière, comme on le soutenait, je ne pouvais pas tuer tous mes enfants, mes quatre enfants, ma chair. Moi qui étais habituée à leur bruit, à leurs pleurs, à leurs disputes, à leurs joies, à leur accueil… Non, j’aurais mieux voulu mourir à leur place que de les sacrifier. Ma richesse, c’était mes enfants. Ils étaient ma fierté et mon bonheur. Il fallait connaître ma vie pour comprendre que les allégations de ma belle-famille étaient fausses. A l’âge de six ans, j’étais orpheline de mère. A dix ans, j’avais perdu aussi mon père. J’ai été élevée par une tante paternelle qui m’aimait, mais dont le mari me détestait et supportait ma présence contre son gré. Quand j’ai rencontré Abasi, mon mari, c’était pour moi une libération, ma libération. Et quand j’ai commencé à être mère, j’ai commencé à découvrir l’amour en aimant mes enfants. Je m’étais appliquée de tout mon cœur à leur donner ce qui m’avait cruellement manqué: l’amour d’une mère. J’étais heureuse de voir mon mari se dépenser pour combler nos enfants du bonheur d’avoir un père. Personne, alors personne ne pouvait souffrir autant que moi de la perte d’un homme que j’aimais et pour qui j’avais une grande estime. Personne ne pouvait souffrir dans sa chair comme dans son cœur de la mort de mes enfants. On ne trouva mieux que de me taxer de sorcière. On ne me donna pas le temps de pleurer mon mari et mes enfants. Leur deuil, je devais le porter hors de la ville, dans mon errance…

Je quittai Kalemie et m’engageai sur la route qui menait à Muhela. J’ai marché toute la nuit, ne sachant avec précision où j’allais. Tout au long de mon chemin, j’étais frappée tantôt par la pluie, j’étais harcelée par le froid. Je pleurais tout au long de mon chemin. Je n’avais pas peur des fauves, je n’avais pas peur des bandits, je n’avais pas peur de la nuit. Je pense que si la mort devait me surprendre en ces moments-là, je l’aurais embrassée d’un cœur débordant de joie. Je ne pensais qu’à mourir, oui mourir et mettre fin à mon supplice, mon martyre. Seule la mort m’aurait libérée dans ces moments-là…

Le matin, j’étais très épuisée. Je quittai la route et m’enfonçai dans la brousse. Arrivée au pied d’un arbre, je m’assis pour me reposer. Je n’ai pas su quand le sommeil m’a visitée. Le soleil était déjà à son point le plus culminant lorsque je me suis réveillée. J’étais très épuisée mais je n’avais pas faim, quand bien même ça faisait deux jours que je n’avais rien mis sous la dent. Je devais poursuivre mon chemin. Je me retrouvas devant une alternative: soit continuer, soit attendre la tombée du jour. Je me résolus pour la deuxième solution.

Je pense qu’il devait être aux environs de vingt heures quand je me remis sur la route. Je ne voulais pas passer par Muhala. Je me décidai de le contourner par des chemins que je ne connaissais pas. C’est ainsi que je me retrouvai durant quatre jours en train de marcher, évitant parfois des grandes routes, fuyant aussi des gens. Ça faisait une semaine que je n’avais pas mangé, que je buvais l’eau infestée des marécages ou des petites rivières. Une semaine que je pataugeais dans la boue, que j’étais trempée par la pluie, que je subissais le froid et la chaleur, une semaine que j’étais comme une folle dans la jungle à la merci des moustiques et d’autres insectes nuisibles… Une semaine que je portais le deuil des miens, abandonnée à mon triste sort. Je me décidais d’emprunter et de suivre la route qui déboucha sur le chemin de fer que je me suis mise à suivre tout en ne sachant pas si je rentrais à Kalemie ou si j’allais ailleurs. Au loin, je vis la gare de Niemba. Donc je me dirigeais vers Nyunzu.

« Je ne t’ai pas demandé de pleurer … A quoi ça sert, pasteur. Jésus sera crucifié! » Après lui, tout le reste de la nuit, je suis passée entre les bras de presque tous ses militaires. Je gémissais de douleur…

Une voix m’interpella. Je me retournai. Je me retrouvai nez à nez avec un soldat à la morphologie nilotique. Il devait avoir la vingtaine. Son visage ne trahissait aucune expression, son regard était vide, sa voix posée. Il me dévisagea en me pointant son arme.

– D’où viens-tu? Me demanda-t-il.
Je me mis à pleurer.
– Je ne t’ai pas demandé de pleurer.
– Je ne sais pas pourquoi je pleure.
– Suis-moi.

Il s’engagea sur un sentier qui surplomba une colline. Et là, nous tombâmes sur un groupe de militaires. Ils poussèrent des cris en m’apercevant, cris de joie, cris de victoire.

C’est à ce moment-là que je sentis la faim et la fatigue. Sans savoir comment, j’ai demandé à manger aux militaires. Tu es là pour nous préparer à manger et non le contraire. Me dit l’un deux. J’ai vu un militaire se retirer du groupe sans rien dire. Il revint quelques minutes plus tard avec une assiette où il y avait du manioc et des arachides grillées. Il me tendit l’assiette. Je l’ai prise en le remerciant. Un de ses amis lui dit: « A quoi ça sert, pasteur. Jésus sera crucifié ». Jésus sera crucifié… Je me suis mise à manger le manioc.

Quand j’ai fini, celui qu’on appelait « pasteur » me donna de l’eau à boire. Il ne disait rien, il ne me demanda pas pourquoi j’étais là, il ne chercha pas à savoir d’où je venais. Mais je vis qu’il avait de la compassion pour moi. J’avais beaucoup marché et les jambes me faisaient mal. J’étais épuisée. Je m’allongeai au sol pour m’endormir. Un militaire me prit et me conduisit dans une case à côté. Il me demanda de m’allonger sur un grabat. Il sortit et je m’endormis.

La nuit devait être très avancée quand on m’a réveillée. Un militaire tenait une lampe dans sa main. « La voici, Chef ». Et le Chef lui demanda de sortir. Il n’était pas là quand je suis arrivée. Certainement qu’on ne voulait pas m’interroger avant son arrivée. Il me demanda mon nom. Je m’étais levée. Il vint s’asseoir sur le grabat. Il me demanda si j’avais mangé. Je lui répondis par la négative. Il appela un soldat et lui demanda de me donner de l’eau pour me laver. Ce qui fût fait. Prendre une douche me fit beaucoup de bien et je commençai à récupérer mes forces…

Quand je suis rentrée dans la case, je vis « le chef », (c’est comme ça que je commençais à l’appeler depuis ce jour) assis sur le grabat. Il m’invita au lit et me fit l’amour. Il ne me demanda pas mon avis, il ne demanda pas mon nom, il ne chercha pas à savoir qui j’étais et d’où je venais… Après lui, tout le reste de la nuit, je suis passée entre les bras de presque tous ses militaires. Je gémissais de douleur, le bas-ventre me faisait mal et j’étais épuisée.

Tout subir… « Voilà comment ces Congolais remercient leurs libérateurs… ». Libérateurs…

Depuis ce jour, je suis devenue la chose des militaires. Quand l’un d’eux avait besoin de coucher avec une femme, il me tirait à gauche; un autre à droite. Un autre encore dans la brousse, un tel autre à la source. Je n’avais pas de temps de répit. Et même un jour, un soldat qui était ivre voulut me faire l’amour, comme je m’y opposais, il prit son arme et tira en l’air. Je le laissais faire ce qu’il voulait. Il était tellement ivre qu’il vomit sur moi. Je n’avais pas le choix ; je devais tout subir. Je leur faisais le manger, la vaisselle, la lessive et j’étais là pour les distraire, leur procurer du plaisir. Leur plaisir… D’autres me prenaient violemment, d’autres m’appelaient par une insulte… Ils m’ont utilisée comme une concubine, ils ont abusé de moi comme une esclave, ils m’ont usée comme une machine. Et chaque fois que je voulais repousser une sollicitation, ils disaient : « Voilà comment ces Congolais remercient leurs libérateurs… ». Libérateurs…

Mon sort avait pour cause la guerre. S’il n’y avait pas eu la guerre, l’obus ne serait pas tombé sur ma maison, les miens ne seraient pas morts, ma belle-famille ne m’aurait pas chassée et je ne serais pas en train de vivre cette situation. La guerre…»

Tshala était assise devant moi, la tête penchée, soutenue par ses deux mains et un fleuve de larmes coulait de ses yeux. Elle essayait de dire quelque chose que je ne saisissais pas. Je voyais ses lèvres sèches de chagrin battre, elle disait quelque chose que je ne comprenais pas. Son chagrin était si immense qu’à sa place, je ne pouvais supporter ce supplice. Non! Son sort était horrible et insupportable. Plus d’enfants, plus de mari. Sans savoir comment, je me retrouvai en train de sangloter. Elle pleurait, je pleurais. Nous étions en train de pleurer.

Les affres de la guerre… la nuit du soleil

Parmi les trophées de la guerre, il y a non seulement la conquête ou la reconquête des territoires, mais aussi le plaisir que procure les femmes. Le défunt Président Laurent Désiré Kabila s’en était même ému, lors de son entretien avec la communauté congolaise du Gabon, il dit: « …même nos belles femmes, c’est pour eux ». La femme est-elle victime de la guerre ou trophée de guerre? J’ai vu la peine des femmes, j’ai entendu leurs pleurs. J’ai conclu que le soleil avait aussi sa nuit et la nuit du soleil risque de demeurer éternelle s’il n’y a pas un amour fort et sincère. Un amour qui sait écouter, beaucoup écouter, un amour qui sait non seulement consoler mais aussi assister. Le soleil avait cessé de briller pour ces milliers de femmes, d’enfants, de vieillards… J’ai vu des femmes presque nues. C’est le cas de Tshala que j’ai laissée à Kitule. Elle n’avait plus qu’un habit. Quand elle le nettoyait, elle devait se cacher dans les hautes herbes en attendant qu’il sèche. Elle était sérieusement malade, souffrant de beaucoup d’infections et qui sait, peut-être du sida. Pourquoi fait-on la guerre? m’a-t-elle demandé. Est-ce pour fabriquer des malheureux? Et à propos des malheureux, j’en ai vu. Et j’en ai connu. Telle cette autre femme, qui préférant mourir que d’être violée, s’est retrouvée avec un bois enfoncé dans le sexe. Et elle en est morte. Les ONG qui peuvent dénoncer et assister ces gens se retrouvent concentrées dans certains centres. Mais qui se soucie du sort des femmes de Samba, de Kieshe, de Kongolo, de Kabalo, de Nyunzu…? Qui a dénoncé ce qui s’y est passé? Pour eux, le soleil connaissait déjà sa nuit. J’ai promis à ces femmes de retourner les voir. Et je le ferai car j’ai gardé contact.

Qu’on traduise en justice ces « messieurs »

Ce témoignage est une interpellation. Un appel pour que les guerres s’arrêtent sur notre planète. Un appel pour qu’on n’oublie pas les victimes. Un appel aussi pour qu’on traduise en justice ces « messieurs » apparemment respectables qui trônent au-dessus de nos têtes et dont les mains sont pleines de sang. Ce témoignage est le premier. Sûrement le mois prochain, vous en lirez un nouveau et vous le ferez lire aux autres. Par nos prières, soyons en communion avec ces innombrables malheureux…

Christine KAMBA MUKUNDI
tinakamba@yahoo.fr