Nous avons déjà à plusieurs reprises souligné le rôle des médias dans la présentation unilatérale et biaisée qui était faite du problème rwandais devant l’opinion mondiale. Par une mise en parallèle toute simple on pourrait montrer qu’il y a une coïncidence étonnante entre les thèmes de propagande du FPR et certaines mises en scène journalistiques du conflit.

En bon mouvement « révolutionnaire » qui a goûté à la logique maoïste en y mêlant une surdose de subtilité rwandaise, le FPR a eu un sens très aigu de la propagande. Soulignons-en quelques thèmes majeurs:

– L’ancien Rwanda formait une sorte d’enclave du paradis où il faisait bon vivre pour tout le monde; par malheur, tout a été vicié par l’action colonisatrice et ses prolongements que sont la « révolution » de 1959 et les régimes qui en sont issus. Ce sont les Allemands, les Belges et les missionnaires qui sont à l’origine des antagonismes « ethniques » dans le but de mieux asseoir leur pouvoir en divisant la population.

– La révolution de 1959, qui sert de référence fondatrice à la République rwandaise, n’en était pas une en réalité, mais un montage artificiel manigancé par l’autorité coloniale pour contrer les revendications d’indépendance formulées par le régime et le parti monarchistes. Les Hutus n’ont pris le pouvoir que grâce au retournement de veste de l’administration belge et de l’église.

– L’instauration de la République a donné lieu à une tentative de génocide par le massacre de « centaines de milliers » de Tutsis (sic ! dans un journal régional). Depuis lors s’est installé au Rwanda un pouvoir qui, pour mobiliser les masses, n’a cessé de s’appuyer sur des idéologies racistes et ethnicistes, à la limite génocidaires, en contradiction avec l’unité foncière objective du peuple rwandais.

– Le FPR, par contre, est un mouvement d’opposition purement politique, rassemblant aussi bien des Hutus que des Tutsis, donc sans connotation ethnique et prônant la restauration de cette unité.

– Il cherche à libérer le Rwanda et ses masses laborieuses d’un régime criminel, tyrannique, sanguinaire et corrompu qui massacre, emprisonne et opprime aveuglément au nom de cette idéologie ethniciste et raciste. Quand le gouvernement fait état de la surpopulation et du manque de terres, ou de la prudence qu’il faut mettre en oeuvre pour maintenir l’équilibre « ethnique » interne, ce ne sont que thèmes de propagande sans fondement.

– Le conflit FPR-gouvernement est une affaire rwando-rwandaise purement interne dont personne n’a à se mêler, pas même d’éventuelles forces d’interposition de l’ONU.

– L’intervention de la France constitue une ingérence inadmissible à partir de motivations inavouables. En soutenant les forces armées rwandaises celle-ci s’est rendue complice du génocide anti-tutsi ; elle doit être mise en accusation et ne peut en tout cas plus prétendre jouer un rôle quelconque dans cette région.

– Le FPR n’a pas commis d’exactions. Il est venu sauver ce qui pouvait encore l’être. Le massacre des trois évêques a été le fait de soldats isolés agissant contre les ordres reçus et qui ont immédiatement été sanctionnés.

Je ne m’amuserai pas ici au jeu cruel qui consisterait à montrer comment une large partie des médias français a purement et simplement répercuté ces thèmes et participé ainsi à la désinformation générale. Je dois avouer que pour moi ce fut un choc difficilement supportable de voir qu’on pouvait ainsi dire n’importe quoi et mener l’opinion en bateau. En l’occurrence, j’avais personnellement les moyens de rétablir les faits par ce que je connaissais du Rwanda et grâce à un réseau d’information parallèle. Mais comment savoir si on ne nous a pas raconté le même genre de balivernes à propos de l’Irak, du Liban, de l’Afghanistan, de l’Algérie, de la Yougoslavie, etc, envoyés spéciaux et images en direct à l’appui ? A qui pouvait-on encore faire confiance? Je regrette beaucoup, après coup, d’avoir réagi aussi tardivement.

Faut-il parler de la télévision? De toutes les ficelles plus que grosses employées dans certains reportages? De toutes ces images présentant les vilains Hutus massacreurs d’enfants qu’enfin vient mettre en fuite le bon soldat tutsi, moderne Zorro des tropiques ? De ces soldats français arrivés sur un charnier dont on nous précise qu’il est tout récent et qui ramassent pour preuve une mâchoire qui aurait pu être celle d’un australopithèque ? De tous ces réfugiés trompés par la propaganda gouvernementale, qui reviennent radieux dans leur maison, la paix enfin retrouvée, sous l’oeil attendri et vigilant d’un soldat FPR plein de bienveillance ? Tous ces montages sentent à tel point l’artifice qu’il faudrait être bien naïf pour se laisser attraper. Pour qui nous prend-t-on ? De qui fait-on le jeu ? Comment des gens ayant un minimum de déontologie ou simplement de sens critique peuvent-ils se livrer à d’aussi minables mascarades sur un sujet aussi tragique ? J’ajouterai que j’ai aussi vu d’excellents reportages et ne mettrai donc pas tout le monde dans le même sac. Radio France Internationale est très écoutée au Rwanda. Mais quand le conflit est entré dans sa phase aiguë, beaucoup de Rwandais se sont plaints de son parti pris. Leur colère revient souvent dans les lettres et les témoignages auxquels j’ai pu avoir accès.

De quoi s’agissait-il en tout cela ? Était-ce simple méconnaissance des réalités d’un pays lointain et jusque-là trop paisible pour qu’on en parle ? Était-ce crainte d’être en reste quand tout le monde aboie avec les loups ? Était-ce manque de sens critique face aux propagandas de tout bord ? Ou était-ce complicité consciente avec des gens qui ont précipité ce peuple dans une sorte de malheur absolu en déclenchant la guerre civile ? Il y a sans doute eu de tout cela à la fois, à des degrés très divers. Pour expliquer de tels dérapages de l’information, plusieurs hypothèses peuvent être formulées:

– Il faut d’abord à nouveau mentionner l’extrême habilité et pouvoir de séduction de la propagande tutsie, s’appuyant sur un réseau d’infiltrations, d’amitiés et de complicités patiemment mis en place depuis des décades dans tous les secteurs de l’information, spécialisée et grand public.

– Vient ensuite une sorte de vue romantique qui donne a priori raison à l’opposant et surtout au rebelle, et tort aux pouvoirs en place, en oubliant un peu vite que les responsables politiques d’aujourd’hui ne sont autres que les rebelles d’hier. Il y a aussi une sorte de masochisme courant en Europe ou de « complexe du canard enchéciné » pour qui il suffit qu’un gouvernement prenne une décision pour que non moins a priori il faille la présenter comme inspirée par des motifs inavouables, la discréditer et la contrer. Il est si grisant d’entrer dans un concert d’aboiements! Pour des raisons de politique intérieure on en vient à fausser des problématiques qui n’ont rien à voir avec elle.

Vient enfin, dans une certaine presse avide de sensation, une information distillée dans l’instant présent qui n’arrive pas à voir les choses dans la durée et à percevoir les liens plus lointains qui relient les événements. On dirige le projecteur dans toute son intensité sur ce qui se passe dans l’immédiat, puis, des que l’émotion faiblit, on passe à autre chose. C’est ainsi qu’on a monté en épingle les massacres commis après l’attaque du FPR, sans savoir à quel titre Habyarimana y était impliqué, sans voir ce qui s’est passé avant, ce que cet homme a été pendant des années de paix, quelles seraient les conséquences de sa chute ; on en a fait un monstre à abattre comme l’exigeait la propagande de ses adversaires, sans vérifier pour autant qui ils étaient eux, quelles étaient leurs méthodes et leurs motivations. Puis on n’aura même pas le temps de constater qu’on s’est fait flouer, puisqu’on est déjà happé par autre chose. Au moment où j’écris, on ne parle plus que des camps de réfugiés puisqu’on sait que plus les images sont insoutenables, plus le public en raffole, sans toujours faire le lien avec ce qui précède et ce qui se passe en parallèle. Si le journaliste peut prétendre à quelque indulgence vu la nature morcelée de son travail, le sociologue ou politologue spécialisé dans l’observation de telle région d’Afrique porte des responsabilités bien plus lourdes puisque tout le monde considérera que son avis fait autorité.

Il est clair que toute présentation, voire simplement toute perception, est nécessairement filtrage d’information, montage et interprétation. Mais le devoir d’une presse, d’une radio ou d’une télévision qui se veulent sérieuses est quand même d’arriver à faire la part des choses et de tendre vers une certaine objectivité grâce à de multiples recoupements. A quoi serviraient toutes nos techniques sophistiquées de critique des sources, de traitement, de vérification et de confrontation de données si c’est pour se laisser aller au flux de l’émotion, des sympathies ou des antipathies ?

Pourtant des voix se sont élevées à temps pour mettre l’opinion en garde.

Quand éclata la crise de 1990 et que la presse mondiale se mit à répandre du régime de Kigali l’image la plus sombre, un groupe d’étrangers (canadiens, français, suisses, polonais, néerlandais, espagnols, allemands, italiens, argentins, belges, yougoslaves, zaïrois et américains) s’éleva contre une telle version des faits le 22 octobre 1990 sous le titre « Rwanda : 101 expatriés témoignent » dans Le Soir de Bruxelles. Ce journal avait en effet beaucoup contribué à ternir la réputation du Rwanda bien avant 1990. Il y eut un texte dans le même sens le 6.11. de F. Boets au nom d’un comité des instituts missionnaires (pourtant plus que discrets en toute cette affaire) regroupant 157 sociétés : « Halte à la désinformation »:

« Pour les Belges connaissant bien le Rwanda, les nouvelles transmises par la presse écrite, la radio et la télévision sont souvent une cause de consternation. Nous voudrions faire part de notre étonnement devant la sélection, l’interprétation et la manipulation de cette information, tout en rendant hommage à l’effort de quelques journalistes, moins nombreux, qui cherchent à donner des informations honnêtes.

« Très vite nous avons constaté que le Front Patriotique avait réussi une percée dans les médias. Ses représentants étaient présents partout, sur les écrans, à la radio… Leurs conférences de presse étaient menées de main de maître. Pourtant, nous connaissons ces porte-parole. Nous les avons connus en tant qu’élèves à Nyundo, à Bujumbura… et nous savons qu’ils ont quitté le Rwanda depuis de longues années. Ils en ignorent la réalité actuelle. Ils ne donnent pas de l’information, ils font de la propagande.

« En même temps, nous étions étonnés de constater que le gouvernement rwandais restait pratiquement muet, comme s’il n’avait pas saisi l’importance des médias en Europe. On se retrouvait dans la situation de 1961, quand les monarchistes tutsi avaient si bien orchestré leur propaganda à l’ONU et que l’ONU était persuadée de la justesse de leur cause. Il avait fallu un référendum pour qu’apparaisse la vérité : 90% de la population refusait le pouvoir tutsi.

« Nous avons été effrayés de l’influence des querelles intérieures à la Belgique sur l’information. Celle-ci a été détournée des vrais problèmes. Nous ne savons pas s’il s’agit d’ignorance ou de mensonge, mais les paroles d’un chef de file de l’opposition belge sur le rôle de Habyarimana en 1972-1973 étaient tellement fausses que nous avons eu honte de lui.

« Enfin, nous ne comprenons pas le peu d’importance donné par les médias au point de vue des Belges vivant au Rwanda. Pourtant ils connaissent la situation. Quels échos à la TV de la lettre ouverte des cent Ètrangers habitant au Rwanda publiée le 22 octobre ?

« Nous nous sommes demandé ce qui expliquait cette désinformation. Pourquoi la vérité sur la situation du Rwanda et sur ce qui s’y passe ne parvenait pas au grand public ?

« Nous sommes tentés de dire : « On a les informations que l’on mérite ». Or dans bien des têtes et des coeurs il y a un racisme diffus. Beaucoup de Belges pensent qu’un gouvernement africain est nécessairement corrompu et qu’il viole inévitablement les droits de l’homme. Même s’il ouvre ses prisons, même s’il accepte toute commission de contrôle, on prend pour argent comptant toute propaganda négative.

« En même temps, une partie de l’opinion adopte un « progressisme » facile quand il s’agit de problèmes lointains, les rebelles, les « fronts de libération » ont toujours raison.

« A cela s’ajoute l’habileté diplomatique des Tutsi. Ils sont héritiers d’une brillante culture de cour royale, ils savent manier le verbe. Les médias, au lieu d’aider les « moins parlants » à s’exprimer, ont choisi souvent de laisser la parole aux beaux parleurs.

« Ajoutons-y l’étroitesse d’une partie de la classe politique belge qui se montre incapable d’aborder un problème humain et préfère utiliser la souffrance d’un peuple ami pour harceler le gouvernement belge, réveiller les démons du cléricalisme et de l’anticléricalisme. Probablement certains politiciens regrettent-ils le décrochage belge au Zaïre où on faisait de bonnes affaires. Ils sont heureux de prendre leur revanche, et tant pis si le peuple rwandais, Hutu et Tutsi, doit souffrir.

« Nous ne prétendons pas imposer notre vérité. Mais nous pensons que l’information doit être honnête et libérée des partis pris et de la propagande mensongère. Cette information-là construira la paix.

« Nous attendons que les médias portent une plus grande attention à la population rwandaise, à ceux, Hutu et Tutsi, qui vivent maintenant dans la peur. Qu’elle nous informe sur son histoire ancienne et récente, sur les choix qu’elle a déjà exprimes, sur les graves problèmes de survie qu’elle rencontre.

« Nous attendons que la presse informe mieux sur la « diaspora » rwandaise. Ou elle précise la part de ceux qui sont séparés du Rwanda par la définition des frontières, la part de ceux qui sont partis à l’étranger chercher des terres pour survivre, la part des réfugiés.

« Nous attendons qu’une information plus objective soit donnée sur le régime en place au Rwanda. Il y a trop de souffrances, et les malheurs qui menacent ce pays sont trop grands pour qu’on continue à traiter avec légèreté et partialité ce qui risque de devenir l’agonie d’un peuple digne d’estime et d’amitié. »

Mais comme on le sait, pour toute une classe intellectuelle, les missionnaires ne comptent pas : ce sont des colonialistes ; bien pire, c’est tout juste si on ne dit pas que ce sont eux qui sont à l’origine de tous ces problèmes. Quant aux coopérants, aux membres des ONG et du « lobby caritatif’ (selon l’expression méprisante d’A. Guichaona), leur témoignage ne peut être a priori que suspect puisque leur action vise à consolider des systèmes néo-coloniaux.

Du fait que très peu de personnes sont au courant des questions africaines, surtout quand il s’agit de petits pays comme le Rwanda ou le Burundi, il y a évidemment un grand danger à projeter sur des réalités lointaines des catégories toutes faites qui n’ont pas de sens pour elles. C’est le propre même de l’ethnocentrisme, qui est malheureusement la chose la plus courante au monde. On y succombe avec une facilité extraordinaire quand on emploie à la légère des mots en -isme : racisme, fascisme, nazisme, ethnisme, sexisme, etc, autant de concepts qui souvent ne sont pas compris sur place, et qui ensuite risquent d’être désajustés par rapport à la réalité socio-culturelle locale. Nous touchons là à un problème de fond dont il faut reconnaître qu’il est difficile. Comme toujours, nous aurons deux positions extrêmes :

  1. Pour les tenants du relativisme culturel tel qu’il a été promu par l’anthropologie américaine des années cinquante, on ne peut juger une société qu’en fonction de son propre système de valeurs, et on n’a pas le droit de projeter sur elle une axiologie qui lui est étrangère. Il a existé par exemple des civilisations extraordinairement raffinées, y compris dans leur réflexion métaphysique et morale, qui ont développé en même temps une véritable science pratique de la torture, parallèle à une science visant la maitrise du corps et l’exaltation du plaisir, sexuel ou autre : c’est le cas en particulier de l’Inde et de la Chine. Les techniques inquisitoriales utilisées en Europe par l’Église à l’issue du Moyen-âge sont en comparaison d’innocents petits jeux d’enfants de choeur. Il s’agit là de faits culturels. Comment les apprécier d’un point de vue moral ou juridique, alors qu’à l’intérieur de ces civilisations ils étaient intégrés dans un système de valeurs et ne posaient pas problème à la pensée dominante ? Ce sont de telles références qui permettent aujourd’hui aux Chinois d’envoyer sur les roses tous les donneurs de leçons en matière des droits de l’homme, français ou américains, en disant qu’ils ont leur propre tradition éthique et juridique et n’ont d’instructions à recevoir de personne quant à la manière dont ils traitent leurs opposants internes.
  1. De l’autre côté, nous avons une tradition universaliste des droits de l’homme liée aux idéaux démocratiques et issue de la Révolution française, aujourd’hui relayée au plan mondial par de nombreuses associations très influentes comme Amnesty International, et qui a d’ailleurs longtemps posé problème à la pensée religieuse en nos pays, issue qu’elle était pour une bonne part de mouvements souterrains comme la franc-maçonnerie… Elle s’appuie sur une sorte de « droit naturel » revisité et remis à la mode, et une anthropologie abstraite, considérant l’homme dans sa généralité, hors du contexte culturel qui l’enveloppe, dont on ne sait pas très bien quels sont les fondements. Je considère moi aussi que la personne humaine a une valeur absolue, et en mon for intérieur je peux justifier philosophiquement et théologiquement cette affirmation qui en soi n’a rien d’évident. Mais ces mêmes organismes, du fait d’une sorte d’oecuménisme métaphysique et moral minimal, se contentent en général d’affirmations sans indiquer sur quoi celles-ci reposent ni comment elles se positionnent vis-à-vis des exigences d’un relativisme culturel même élémentaire. On en vient ainsi à projeter allègrement sur d’autres cultures des principes qui n’ont été mis en oeuvre qu’à une date toute récente par la notre, même si ceux-ci leur sont parfaitement étrangers. Nous sommes alors en plein ethnocentrisme. Sa seule justification pourrait être de dire que l’évolution nous met sur la voie d’une civilisation mondiale universelle aux valeurs uniformes, puisque tout le monde semble courir après un Occident qui affirme lui-même se situer à la fine pointe du progrès. C’est là, ‡ vrai dire, une perspective qui ne me semble ni réaliste, ni réjouissante. On a déjà entendu ce genre de raisonnements ‡ d’autres époques pour justifier ‡ travers le monde la colonisation ou des tentatives d’imposition aussi bien du christianisme que de l’islam.

Ces deux positions portent en elles chacune sa vérité. On ne peut récuser l’une comme fausse au nom de l’autre. L’une s’attache à l’homme dans la particularité de sa condition culturelle concrète, l’autre dans la généralité et l’universalité de sa nature abstraite. Dans l’examen d’un cas précis, il faut les prendre en considération simultanément et les intégrer dans une vision dialectique des choses, ce que hélas on ne fait que très rarement. On préfère avancer avec les gros sabots d’une sorte de bonne conscience à vocation missionnaire dont on ne compte plus les dégâts, plutôt que d’entrer dans un examen nuancé et prudent tenant compte des divers points de vue en présence et de la sensibilité propre aux intéressés eux-mêmes.

Quand à propos du Rwanda on parle d’ethnisme (ou d’ethnicisme) et de racisme, on peut le faire dans deux optiques :

– Ou bien il s’agit du simple constat, neutre en lui-même, que dans la manière dont ce peuple perçoit ses antagonismes internes ou dans la manière dont ceux-ci sont traités par les responsables politiques entrent en ligne de compte des considérations d' »ethnie » et de race.

– Ou bien il s’agit de porter sur cette réalité-là, qui est incontestable, un jugement négatif et une appréciation polémique qui, dans leur fondement, risquent d’être étrangers à cette culture, à sa conception à elle de l’histoire, de l’homme et de la société.

Malheureusement, la plupart des auteurs qui ont développé avec brio ce type d’analyses historiques ou sociologiques sur l’ethnisme, ne précisent pas comment ils se situent par rapport à cette problématique de fond, et semblent glisser constamment d’un point de vue à l’autre sans le dire. Il se peut aussi que pour eux il s’agisse d’un constat axiologiquement neutre, alors que leurs lecteurs interprètent celui-ci comme une condamnation à fondement moral. Pour les uns il s’agit alors de science, et pour les autres d’éthique ou d’idéologie. D’où l’importance qu’il y a non seulement à définir les termes que l’on emploie, mais aussi à clarifier le halo de sens et d’émotion qui les entoure.

Plus grossièrement, il est quand même étonnant que dans la presse on ait parlé d’ethnisme ou de racisme à propos du régime en place à Kigali, alors qu’on prenait pour argent comptant les affirmations du FPR selon lesquelles lui se plaçait au-dessus de telles oppositions, ce qui est grotesque. S’il est de par le monde un mouvement qui dans le fin fond de sa pensée et de sa sensibilité est à base « ethnique », c’est bien celui-là. Ceux qui ne l’ont pas encore perçu ne tarderont pas à s’en rendre compte. Mais ce sera malheureusement trop tard et le mal est fait. Mais cet ethnisme est très différent de celui, par exemple, des Serbes de Karadzic, la réalité historique et sociale elle-même étant toute autre. L’ethnisme hutu n’a été la plupart du temps qu’une réaction à l’ethnisme tutsi, au Rwanda comme au Burundi. Si on avait laissé la société rwandaise évoluer doucement comme elle l’a fait dans les années 80, on aurait pu espérer qu’en une ou deux générations ce problème s’estompe définitivement. Par soif de pouvoir et de revanche, on a exaspéré les antagonismes de sorte qu’aujourd’hui il est plus difficile que jamais d’entrevoir une quelconque possibilité de conciliation et d’intégration. Il y a eu trop de haines et trop de morts.