Sur le plan de la stratégie de communication, le battage médiatique qui a entouré, en janvier 2012, (il serait plus exact de dire « précédé ») la divulgation du rapport d’expertise sur l’attentat du 6 avril 1994 me laisse admiratif. Une fuite, qui a tout l’air de ne pas être fortuite, a permis à la Propaganda-Abteilung du régime de Kigali d’activer ses réseaux et de distiller enfin « La Vérité », que la grande majorité des médias a repris en chœur sans s’être donné la peine de lire et d’analyser le contenu dudit rapport d’expertise. Voilà ce que l’on peut appeler de la conscience professionnelle bien comprise. Il est à remarquer que cette même précipitation s’était également manifestée, en décembre 2009, lors de la publication du rapport Mutsinzi[1]. Dans pareille condition, comment le simple citoyen peut-il encore s’informer objectivement ? Des titres tels que, « Rwanda, la preuve d’un génocide planifié« [2], « Habyarimana : un rapport disculpe le clan Kagame« [3], « Un rapport technique qui fait basculer l’histoire« [4], « Rwanda : révélation sur l’attentat qui a été le signal du génocide« [5], « Attentat du 6 avril 1994 : la vérité contre le négationnisme du génocide du Rwanda« [6], sont suffisamment expressifs pour se passer de tout commentaire.

Les circonstances actuelles se prêtent plutôt bien pour rappeler certaines réalités qui prévalaient au moment de l’attentat.

L’attentat aurait été perpétré par le noyau dur du régime qui avait décidé de se débarrasser d’un Président décidément trop mou à leur goût.

Le problème de pareille assertion est qu’elle méconnaît totalement la situation politique du mois de mars 1994. En effet, même les « extrémistes » avaient tout intérêt à ce que le processus de paix se déroule paisiblement jusqu’à son terme. Le point final de ce processus était l’organisation d’élections libres. Celles-ci allaient se solder par un vote à caractère ethnique : à quelques exceptions près, les Hutu voteraient pour des Hutus et les Tutsi feraient de même. Dès lors, le FPR[7] savait, dès le début 1994, qu’il n’obtiendrait jamais la majorité nécessaire au sein de l’Assemblée nationale pour agir comme il l’entendait. Quel pouvait bien être l’intérêt de la CDR[8] de faire capoter le processus de paix alors que tous les autres partis (sauf le FPR) avaient marqué leur accord pour que la CDR obtienne un siège au sein de l’assemblée nationale de transition (ANT) et soit ainsi intégrée au processus de paix. C’est sur base de cet accord, auxquels les ambassadeurs en poste à Kigali avaient pris une part active, que le gouvernement de transition et l’ANT devaient être mis en place le 25 mars 1994. Cette avant-dernière tentative, tout comme celle du 28 mars qui fut la dernière, se soldèrent par un échec. Le FPR avait décidé de jouer la politique de la chaise vide. En l’absence du FPR, les institutions de transition ne pouvaient pas être mises en place. Si ce dernier avait réellement voulu participer au jeu démocratique, il aurait pris la place qui lui revenait sur l’échiquier politique et aurait participé au développement d’un nouvel avenir pour tous les Rwandais. Mais de toute évidence, pareil projet n’entrait pas dans sa vision des choses. C’est à propos de l’échec de ces deux dernières tentatives de mise en place des institutions de transition et concernant le FPR que M. Jacques-Roger Booh Booh[9] écrit : Son masque venait de tomber. Il avait longtemps caché son jeu. Mais, cette fois, les choses étaient claires. (…) Tout laissait donc croire que ce mouvement était contre la paix[10].

Le piège de Dar es-Salaam

Le 6 avril 1994, le président Habyarimana et le chef d’état-major des FAR[11] s’envolent vers la Tanzanie pour un sommet régional organisé à l’initiative du président ougandais Yoweri Museveni. Pour des raisons de sécurité, jamais, depuis l’attaque surprise du FPR en octobre 1990, le chef de l’Etat et le général Nsabimana[12] n’avaient quitté le pays en même temps. Déjà la veille, 5 avril, le président Habyarimana s’était interrogé sur l’intérêt soudain du président Museveni pour la question burundaise[13] et l’insistance exprimée par l’organisateur quant à la présence indispensable du chef d’état-major des FAR.

Arrivés vers 10 heures sur place, ce n’est qu’en début d’après-midi que les discussions débutent réellement. Celles-ci, selon plusieurs témoins, sont manifestement tirées en longueur par le président Museveni. Avec pour conséquence, l’impossibilité pour le chef de l’Etat rwandais de rentrer de jour à Kigali. Un entretien impromptu eut encore lieu à l’aéroport, retardant d’autant le départ. Tant et si bien que le président Habyarimana sollicita de son homologue tanzanien de pouvoir passer la nuit sur place. Cette demande fut diplomatiquement refusée sous prétexte que les services du protocole n’avaient pas prévu cette prolongation de séjour.

Le décollage du Falcon 50 eut finalement lieu vers 19Hr30. Or, le plan de vol initial, connu des autorités tanzaniennes, prévoyait un retour à Kigali pour 17 heures. Ceci offrait la souplesse nécessaire, en cas de petit retard, pour être de retour avant le crépuscule, conformément aux procédures de sécurité. Une différence de plus de trois heures par rapport au timing initial n’a rien de fortuit. Ce jour-là, le président Habyarimana et le général Nsabimana devaient absolument rentrer de nuit.

Finalement, lorsque l’attentat fut connu à Dar es-Salaam, la délégation rwandaise qui s’y trouvait encore fut désarmée et ne fut pas autorisée à regagner le Rwanda, malgré la présence sur place des moyens aériens nécessaires. Etrange manière pour un pays hôte de compatir à la désolation de leurs « frères » rwandais. Comme si la mort du président Habyarimana en faisait subitement des ennemis.

Admettons que les extrémistes soient responsables de l’attentat. Et puis, après l’avoir perpétré, qu’ont-ils fait ?

En tout état de cause, dans les heures qui suivirent cet attentat, la structure qui l’aurait pensé et exécuté est restée étrangement absente. Rien de ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à un coup d’Etat n’a pu être observé à Kigali ou ailleurs dans le pays.

Tout d’abord, quand, à la suite de l’attentat, je me suis retrouvé avec le général Dallaire à la réunion du comité de crise qui s’est tenue à l’état-major des FAR, je n’ai pu que constater que j’étais en présence d’hommes profondément bouleversés et désemparés par ce qui venait de se passer et non face à des conspirateurs heureux du bon aboutissement de leur projet. Leur démarche n’avait d’autre but que d’évaluer les conséquences de la disparition du chef de l’État et du chef d’état-major de l’armée afin d’éviter que ce vide du pouvoir ne débouche sur l’anarchie. Sans la moindre ambiguïté possible ils ont fait appel à la MINUAR pour les aider à gérer cette crise issue de l’attentat et aussi pour répercuter vers le Conseil de Sécurité l’expression de leur volonté de voir les institutions de transition se mettre en place le plus rapidement possible, conformément aux accords d’Arusha. Si des organisateurs de l’attentat s’étaient trouvés à ce moment-là autour de la table, cette réunion se serait déroulée de manière bien différente et qui plus est, dans pareille éventualité, j’ai de sérieux doutes que le général Dallaire et moi-même aurions été conviés à y participer.

À ce manque de prise en main du pouvoir, par l’une ou l’autre faction connue pour son opposition supposée au processus de paix ou à la personne du chef de l’Etat, correspond par contre le démarrage immédiat d’une offensive militaire d’envergure du FPR. Cette offensive, en totale contradiction avec les accords de paix d’Arusha, se terminera trois mois plus tard par une conquête sans partage du pouvoir. J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer dans les colonnes de « Rencontres pour la Paix » qu’il est impossible de profiter d’une opportunité comme la disparition du président Habyarimana et du général Nsabimana, pour improviser une offensive générale mettant en œuvre de nombreuses unités aux missions totalement différentes. Bien au contraire, pareil engagement ne peut qu’être le résultat d’un processus majeur de préparation comportant la conception de la manœuvre sur le plan stratégique, la diffusion des ordres jusqu’aux plus petits échelons et la mise en place de milliers d’hommes, dans les positions de départ, prêts à réagir à l’ordre d’exécution. Tout cela ne s’organise pas au claquement de doigts, mais exige au contraire des délais importants et incomprensibles. Il ne faut pas être un grand stratège pour comprendre ce genre de contrainte, c’est une question de bon sens élémentaire. A ceci s’ajoute également le fait que le FPR n’aurait pas été en mesure d’assurer le punch et la continuité de son offensive sans la constitution préalable de stocks importants de munitions, d’armements, d’équipements et de matériels divers. Bref, une logistique à l’échelle des moyens humains mis en œuvre durant plus de trois mois d’opérations. Il n’y a aucun miracle en la matière, pas d’opérations militaires sans logistique adaptée. Il se fait que, fin mars 1994, le service de renseignement des FAR avait parfaitement localisé ces stocks dans la zone frontalière en Ouganda. On est en droit de se demander pour quelle raison la MONUOR[14] dont la mission était précisément de déceler ce genre de préparatifs n’a rien vu, alors que les observateurs en place avaient depuis pas mal de temps renseigné l’existence d’un intense trafic de camions à la nuit tombée ?

Les considérations qui précèdent méritent attention. Elles devraient, à tout le moins, susciter la réflexion et amener le lecteur à réaliser que le contexte dans lequel l’attentat du 6 avril 1994 a été perpétré n’est pas aussi simpliste que d’aucuns voudraient bien le faire croire.

Quant au rapport d’expertise proprement dit, demandé par les magistrats instructeurs Marc Trévidic et Nathalie Poux, je voudrais exprimer certaines interrogations qui me sont venues à l’esprit lors de sa lecture. Mon propos n’est pas de m’immiscer dans les aspects techniques pour lesquels je n’ai guère de compétence, mais plutôt d’aborder plus spécifiquement deux aspects, parmi d’autres, de la méthode de travail utilisée. En effet, il ne suffit pas de disposer d’experts et de matériels à la pointe des connaissances techniques, encore faut-il que les éléments de base retenus pour alimenter l’expertise soient fiables et corrects à 100%.

Les témoins et leurs témoignages

Ce point, me paraît être le tendon d’Achille du rapport d’expertise. En effet, les conclusions des experts sont basées sur un nombre assez réduit de témoins, quinze témoignages ont été modélisés. Au regard des 53 missiles sol-air qui ont été étudiés afin de déterminer le système d’arme le plus susceptible d’avoir été mis en œuvre, ce nombre de témoins me paraît plutôt anémique. D’autant plus que le témoignage de plusieurs d’entre eux a été jugé trop peu concluant pour être exploité par les experts. Par contre, les témoins 2 & 3 dont il est tenu compte et qui se trouvaient à quelques mètres l’un de l’autre ont une divergence de 48° dans l’observation de la direction de départ des missiles.

Comment ne pas s’étonner, aussi, qu’aucun témoin de la zone de Masaka n’a été auditionné pour cette expertise[15]. Pourtant plusieurs d’entre eux ont bel et bien, in tempore non suspecto, témoigné de ce qu’ils avaient observé le 6 avril 1994 vers 20Hr30. Certains de ces témoins sont toujours en vie et je suis convaincu qu’un minimum de recherche et l’assurance de la confidentialité auraient permis de les entendre. En tout cas, pareille absence porte le flanc à la critique et suscite la question bien légitime : comment, concrètement, s’est opéré le choix des témoins ? Avec comme question subsidiaire : le domaine de recherche des experts n’a-t-il pas été orienté à dessein ? En l’occurrence, je ne peux m’empêcher d’y voir une certaine similitude avec le choix opéré par la commission Mutsinzi. Celle-ci, déjà, n’avait pas jugé utile, parmi les 557 témoins rwandais contactés, d’interroger l’un ou l’autre habitant de Masaka et environs, sous prétexte que : Faute de connaissance technique minimum, leurs récits sont peu clairs sur la nature des phénomènes observés et parfois même invraisemblables[16].

A la lecture du dossier on se rend parfaitement compte que les experts accordent une grande pondération aux témoignages des docteurs Daubresse et Pasuch ainsi qu’à celui du lieutenant-colonel (à l’époque) Grégoire de Saint Quentin. C’est, en grande partie, sur base de leurs témoignages que les experts privilégient deux positions de tir possibles très proches de leurs habitations[17] et excluent les deux positions de tir potentielles dans la vallée de Masaka. Or, le 13 avril 1994, donc sept jours après l’attentat, le docteur Daubresse déclare ce qui suit à l’auditorat militaire belge : J’ai vu, regardant en direction de l’est (NDR : c’est-à-dire dans de la direction générale de Masaka), monter de la droite vers la gauche, un projectile propulsé par une flamme rouge-orange (…) distance maximale 5 km de notre localisation. La distance minimale très difficile à apprécier est de l’ordre de 1 km (…). Le même jour le docteur Pasuch confirme la déposition de son collègue Daubresse. Ces dépositions faites quelques jours à peine après l’événement ne correspondent en aucun cas à la conclusion de l’expertise.

La position du Falcon au moment de l’impact fatal

Des extraits d’une lettre rédigée par le pilote du Falcon, Jean-Pierre Minaberry, figurent dans le rapport[18]. Il y exprime l’inquiétude de l’équipage due à la crainte que le bataillon du FPR cantonné à Kigali soit en possession de missiles sol-air[19]. On peut dès lors raisonnablement penser que le pilote, en plus de procédures d’approche différentes, a également envisagé l’une ou l’autre parade d’urgence dans le cas où l’avion aurait été la cible d’un tir de missile. Il est, en effet, expressément fait mention, dans le rapport d’expertise, de cette éventualité[20]. Or, dans leur analyse, les experts n’envisagent qu’une approche normale, c’est-à-dire parfaitement horizontale avec une légère inclinaison du nez de l’avion de 3° vers le bas.

Nous savons que le premier missile a raté le Falcon. Selon certains témoins ceci l’aurait déséquilibré ou, autre hypothèse, entraîné une manœuvre de dégagement. Ceci est tout à fait plausible de la part d’un pilote militaire, préoccupé de surcroît par ce type de menace[21]. Dès lors, en cas de dégagement, la position de l’avion n’est plus la même que celle envisagée par les experts. Or, ceux-ci ont exclu les deux positions de tir de Masaka à cause de leur éloignement, mais aussi au motif que de cette zone le second missile ne pouvait pas impacter l’aile gauche du Falcon[22]. Pour quelle raison les experts n’ont-ils pas procédé à une simulation afin de s’assurer, si dans une autre position que l’horizontale, l’avion ne pouvait pas être atteint à l’aile gauche à partir de Masaka ?

Conclusion

Bien tortueux sont les chemins qui mènent à la vérité. Quoi qu’il en soit, l’attentat du 6 avril 1994 reste un crime dont les auteurs devront répondre un jour ou l’autre. Toutefois, prenons garde que cet acte terroriste soit en réalité l’arbre que certains tentent d’agiter afin de cacher la forêt. L’attentat est une chose. Les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité voire de génocide, commis depuis 1990 dans la région des Grands Lacs au nom d’une idéologie totalitaire revancharde, en sont une autre. Ne nous laissons pas prendre au piège dans lequel certains voudraient engluer, une fois de plus, la communauté internationale. Peu importe les commanditaires de l’attentat d’avril ’94, ceci n’exonère en rien la responsabilité du FPR et de ses dirigeants pour les crimes imprescriptibles dont ils se sont rendus coupables depuis leur attaque du 1er octobre 1990.

Gardons en mémoire les différents rapports établis, au fil des années et au nom de l’ONU, par Robert GERSONY, Roberto GARRETON, Navanethem PILLAY ; ceux provenant d’Amnesty international, Human rights watch, African rights, International rescue committee, la Fédération internationale des droits de l’homme, l’Organisation de l’unité africaine ; sans oublier les rapports réguliers rédigés, depuis 2000, par un groupe d’experts à l’intention du Secrétaire général de l’Onu sur le pillage des ressources minières de la RDC. Ces rapports sont autant d’actes d’accusation dont l’actuel régime rwandais devra un jour rendre compte devant la justice internationale.

[1] Du nom du président de la commission d’enquête rwandaise sur les causes, les circonstances et les responsabilités de l’attentat du 06/04/1994 contre l’avion présidentiel rwandais FALCON N° 9XR-NN.

[2] Libération.

[3] Agence AFP.

[4] Colette Braeckman.

[5] Nouvel Observateur.

[6] Le Monde.

[7] Front patriotique rwandais (mouvement politico-militaire de la diaspora Tutsi).

[8] Coalition pour la défense de la République, ce parti reconnu comme extrémiste Hutu avait refusé, suite aux accords d’Arusha, de s’intégrer au processus de paix. En mars 1994, il avait décidé, avec l’accord des autres parti (sauf le FPR) de s’intégrer à ce processus.

[9] Chef de la mission de l’ONU au Rwanda (MINUAR).

[10] J-R Booh Booh, Le patron de Dallaire parle, éditions Duboiris 2005, p. 115.

[11] Forces armées rwandaises.

[12] Chef d’état-major des FAR.

[13] La situation interne du Burundi et les risques pour la sous-région constituaient les thèmes de cette réunion.

[14] Mission d’observation des Nations Unies Ouganda-Rwanda dont le chef était le général Dallaire.

[15] Il est bien question, p. 39 du rapport, de l’audition d’un témoin à Masaka, le 17 septembre 2010, mais aucune trace de son éventuel témoignage ne se trouve dans le rapport d’expertise.

[16] Rapport Mutsinzi p. 56.

[17] Un peu plus de 200 mètres pour la plus éloignée.

[18] p. 178 & 179 du rapport d’expertise.

[19] Cette même préoccupation m’a été exprimée par le Colonel Cussac (Attaché Défense français) au cours du mois de mars 1994.

[20] p. 183 et C2 du rapport d’expertise.

[21] Selon les témoins, l’intervalle de temps entre le premier et le second missile oscille entre 2 secondes (p. 73) et 10 secondes (p. 263).

[22] Les dégâts observables à l’aile gauche montrent qu’ils sont dus à l’impact du missile et l’explosion du kérosène.