Depuis qu’il a dénoncé un récent massacre de civils à l’est de la RDC, le prix Nobel de la paix 2018, le docteur Denis Mukwege, est l’objet de menaces et d’intimidations. L’objectif est de faire taire un homme dont le combat pour la justice et la vérité dérange au plus haut point. Décryptage pour Sputnik du chercheur et journaliste Patrick Mbeko.
L’avenir du prix Nobel de la paix 2018, le célèbre gynécologue congolais Denis Mukwege, suscite l’inquiétude parmi certains de ses proches. Depuis plusieurs semaines, celui-ci est l’objet de menaces et tentatives d’intimidation pour avoir dénoncé, fin juillet, les violences et les massacres survenus dans le village de Kipupu, dans la province du Sud-Kivu. Au total, près de 220 personnes ont perdu la vie dans la région en moins d’un mois. Pour Mukwege, «ce sont les mêmes qui continuent à tuer en RDC». «Les comptes macabres de Kipupu sont dans la droite ligne des massacres qui frappent la RDC depuis 1996», avait-il écrit sur Twitter.
Ces quelques mots ont suffi à faire réagir ses détracteurs, pour la plupart d’origine rwandaise ou rwandophone, qui n’ont pas hésité à le menacer ainsi que les membres de sa famille. Dans un communiqué publié le 31 juillet, Denis Mukwege avait lui-même fait part de ces intimidations en faisant savoir qu’il n’allait pas renoncer à dénoncer les atrocités auxquelles sont confrontées les populations du Kivu:
«Aucune malversation intellectuelle, aucune menace, aucune utilisation de la peur ne m’empêchera de m’exprimer sur la réalité des atrocités que vivent les populations de mon pays et dont je soigne les séquelles tous les jours dans mon hôpital à Bukavu.»
On comprend mal pourquoi le fait de dénoncer des massacres dans un coin de la RDC suscite autant d’animosité. En réalité, derrière les menaces et tentatives d’intimidation se profile un enjeu majeur: celui de la justice et de la mémoire en RDC et dans la région des Grands Lacs.
Un combat pour la vérité et la justice qui dérange
En effet, ce n’est pas seulement le fait de dénoncer le massacre de Kipupu qui pose problème aux yeux des détracteurs du docteur Mukwege, c’est tout le combat que mène le gynécologue congolais qui dérange.
Depuis 2017, ce dernier est engagé dans une campagne de sensibilisation internationale pour l’établissement d’un tribunal pénal international devant juger les crimes commis sur le territoire de la RDC depuis 1996. Il s’est inspiré pour cela d’une des recommandations contenues dans le Mapping Report du Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’Homme, un pavé de plus de 545 pages répertoriant 617 violations graves du droit international humanitaire commises en RDC entre 1993 et 2003. Parmi les pays épinglés dans ce rapport figure en bonne place le Rwanda, accusé par les enquêteurs de l’ONU d’avoir massacré un nombre incalculable (des centaines de milliers, estiment plusieurs ONG) de Hutus rwandais et de civils congolais. Selon les auteurs du Mapping Report, les attaques «en apparence systématiques et généralisées» conduites par les troupes rwandaises contre les civils «révèlent plusieurs éléments accablants qui, s’ils sont prouvés devant un tribunal compétent, pourraient être qualifiés de crimes de génocide».
Selon le journal Le Monde, qui a révélé l’existence de ce rapport qui sommeillait depuis des mois dans les tiroirs de l’ONU, le Président rwandais Paul Kagame et certains de ses soutiens ont tout fait pour l’étouffer. C’est sans doute afin d’empêcher que son contenu ne soit édulcoré par la raison d’État ou ne subisse le même sort que les rapports Gersony et Garretón, qui ont tous documenté les crimes de l’armée rwandaise, tant au Rwanda qu’en RDC, qu’une fuite a été organisée dans les colonnes du quotidien français, à la grande colère de Kigali.
Pour le régime rwandais, le Mapping Report est une sorte d’épée de Damoclès sur la tête de l’élite dirigeante. C’est une question de vie ou de mort dans la mesure où le rapport, en exposant les crimes commis par le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame, interroge, voire remet indirectement en question la doxa officielle –présentant Kagame et son mouvement comme les «héros qui ont mis fin au génocide au Rwanda et non comme des criminels»– sur laquelle le régime a fondé sa légitimité internationale depuis sa conquête du pouvoir en 1994. À cet égard, Jean-Marie Vianney Ndagijimana, ancien ministre des Affaires étrangères dans le premier gouvernement post-génocide mis en place par Kagame, fait observer:
«Ceux qui sont au pouvoir à Kigali savent que si ce rapport revient au-devant de l’actualité, c’est tout le régime du FPR qui aura du souci à se faire. Ils feront tout pour que cela n’arrive pas.»
En réaffirmant la nécessité de donner une suite au Mapping Report et de mettre sur pied un tribunal pénal international devant statuer sur la décennie de meurtres, de viols et de pillages commis par plusieurs pays de la région sur le sol congolais, le docteur Mukwege se taille une place de choix parmi les «meilleurs ennemis» du régime de Kigali qui est terriblement mis en cause dans ce rapport.
Sous haute surveillance
Dès 2013, le médecin nobélisé a été épié, semble-t-il, par les services rwandais qui surveillaient de près ses faits et gestes. Selon le journal belge Le Soir, le chauffeur chargé de conduire le véhicule mis à la disposition du gynécologue congolais par le Parlement européen lors de ses déplacements en Belgique était tout sauf neutre. Avant de se faire engager comme conducteur par Bruxelles, ce jeune Rwandais travaillait pour l’ambassade du Rwanda à Bruxelles, souvent soupçonnée de menacer la quiétude des opposants et autres critiques du régime résidant en Belgique. D’après le quotidien, il a tenté à plusieurs reprises d’entraîner Denis Mukwege sur le terrain politique, essayant même de le mettre en contact avec de mystérieux interlocuteurs. Mais il s’est heurté chaque fois au refus du docteur, «rendu prudent par la multiplication des menaces et des avertissements».
Faire taire à tout prix «l’homme qui répare les femmes»
En fait, le docteur Mukwege dérange. Son engagement jamais démenti auprès des femmes victimes d’agressions à l’est de la RDC –ce qui lui a valu le surnom de «l’homme qui répare les femmes»– et ses prises de position parfois tranchées en faveur de la justice et de la vérité sur les crimes commis contre les civils constituent un réel problème pour les fauteurs de troubles qui prospèrent dans la région.
En octobre 2012, il avait échappé de justesse à un attentat qui ciblait son domicile. Il avait eu la vie sauve grâce à l’intervention de son gardien de sécurité qui avait été tué à sa place par des hommes en armes. Malgré cela, il refuse de se taire, suscitant aussi bien l’ire de ses détracteurs que l’inquiétude de certains de ses proches qui craignent qu’il ne soit la cible d’un attentat ou d’une attaque dans les jours à venir. Cette appréhension est d’autant plus fondée que les menaces à l’égard de Denis Mukwege se font de plus en plus insistantes depuis sa sortie publique sur le massacre de Kipupu.
S’il est clair que le prix Nobel, en raison de ses positions et de son combat pour la justice, ne s’est pas fait beaucoup d’amis dans la région, il est tout aussi évident que le régime rwandais, plusieurs fois épinglé dans les rapports de l’ONU et d’ONG internationales pour son implication dans les pillages et les crimes commis à l’est de la RDC, ne voie pas d’un bon œil l’activisme du célèbre gynécologue qui attire de plus en plus les regards sur la situation de non-droit qui perdure dans le Kivu à cause, entre autres, des menées rwandaises dans cette partie de la RDC.
En insistant sur le fait que le massacre de Kipupu s’inscrit «dans la droite ligne des attaques qui frappent la RDC depuis 1996», le docteur Mukwege pointe du doigt, sans les nommer, les auteurs de l’instabilité qui perdure dans le Kivu depuis la première invasion du territoire congolais par les armées rwando-ougandaises parrainées à l’époque par les États-Unis. Plusieurs sources ont avancé que l’attaque de Kipupu a été menée par une coalition de milices Banyamulenge. Ces populations rwandophones, qui vivent à l’est du Congo depuis des décennies, ont souvent servi de sous-traitants aux aspirations du Rwanda au Congo.
Depuis 1996, le régime de Kigali instrumentalise les Banyamulenge et un certain nombre de groupes armés pour asseoir son hégémonie dans une partie du Kivu. Un haut responsable de l’armée rwandaise, le général-major Muganga Mubarak, ne s’en est d’ailleurs pas caché dans une intervention récente à Kigali.
C’est donc dans un contexte d’instabilité entretenue à dessein que plusieurs massacres de Congolais sont commis à l’est de la RDC. Et c’est justement ce que dénonce le docteur Mukwege depuis des années, suscitant la colère de Kigali et de ses relais. Pour délégitimer le gynécologue congolais, ceux-ci l’accusent de «révisionnisme» et de «négationnisme». Des allégations utilisées régulièrement par le régime pour anesthésier toute critique visant le FPR. Parallèlement à une campagne de dénigrement et de harcèlement menée contre le gynécologue sur les réseaux sociaux par le même réseau pro-Kigali, un groupe de Banyamulenge a lancé une pétition pour obtenir le retrait de son prix Nobel de la paix.
Et pour couronner le tout, l’ancien chef d’état-major rwandais et actuel conseiller personnel de Paul Kagame, le général James Kabarebe, pointé du doigt dans plusieurs crimes graves commis au Rwanda et au Congo, a, dans une allocution à la télévision rwandaise, accusé Mukwege de connivence avec les génocidaires hutus. Selon Jean-Marie Vianney Ndagijimana, les propos de Kabarebe devraient être pris au sérieux:
«C’est une menace à peine voilée et le docteur Mukwege devrait faire très attention. Car tous ceux qui ont été accusés de complicité avec les génocidaires ont été directement ciblés par le régime de Kigali.»
En fait, toutes ces menaces et intimidations ne visent qu’une chose : faire taire à jamais un homme dont le combat pour la justice et la vérité dérangent au plus haut point les fauteurs de troubles qui font la pluie et le mauvais temps dans la région traumatisée des Grands Lacs africains…
Source: Sputnik France