Il semble évident que les anciennes guérillas et révolutions armées sont presque impossibles dans notre Occident actuel, où le véritable pouvoir est concentré entre quelques mains et très éloigné de la base sociale. Il s’agit d’une élite très restreinte qui détient le monopole de la violence « légale », y compris ses nombreuses et puissantes armes de destruction massive. Mais ce que je souhaite expliquer aujourd’hui, c’est que les nouveaux spiritualismes pacifistes ne semblent pas non plus capables de générer de telles révolutions.

Oui, des révolutions authentiques et durables sont nécessaires et possibles

Le titre de cet article contient en lui-même deux postulats. Le premier est que les révolutions libératrices sont encore nécessaires. Dans mon article précédent, j’ai exposé que rien que lors du sauvetage bancaire de 2008, des sommes exorbitantes ont été versées sans condition à des entités profondément corrompues. Des sommes qui se situeraient entre plus de 16.000 milliards (selon l’audit de la Fed) et plus de 32.000 milliards de dollars.

Des sommes qui représentent entre près de 400 et près de 800 fois le montant qui suffirait à éradiquer la faim dans le monde. Ces sommes ont été versées sans condition à des entités dont on savait qu’elles continueraient à agir de la même manière que celle qui avait provoqué la crise.Il est certain que la plupart des personnes qui constituent la « respectable » et immense masse silencieuse des « gens bien » considèrent que parler de la nécessité de se rebeller, c’est vivre dans un passé romantique, un passé où l’image emblématique du Che Guevara trônait dans tant de chambres d’adolescents. Que leur dire ? Franchement, je ne sais pas.

Si la réalité occidentale que je viens d’exposer, une réalité aussi détraquée et injuste (sans même parler des nombreuses et terribles guerres d’agression internationale menées par l’atlantisme), ne les indigne pas et ne les révolte pas… ils seront confrontés à leur dernière heure à la grande farce collective dans laquelle ils ont vécu.

Et le deuxième postulat est que non seulement des révolutions (mondiales, régionales ou nationales) authentiques et durables sont nécessaires, mais aussi possibles. Des révolutions non fausses sont possibles, contrairement aux fausses révolutions dites « de couleur », des « révolutions » systématiquement étudiées, planifiées et financées par « nos » élites. Et sont possibles des révolutions qui, en plus d’être authentiques, ne soient pas éphémères, comme l’ont été toutes celles qui n’ont pas visé les véritables causes profondes des situations contre lesquelles le soulèvement s’est produit. Des révolutions qui, par conséquent, n’ont pas réussi à affecter les véritables pouvoirs dans l’ombre. Ou comme éphémères ont été toutes celles qui ont été réalisées par des personnes dont les pulsions internes n’étaient pas très différentes des ambitions de ceux qu’elles ont renversés. Des révolutions réalisées par des personnes qui, en peu de temps, sont devenues les nouveaux oppresseurs.

Les révolutions qui, en quelques décennies, ont transformé la Chine ou la Russie

Nous pourrions certainement considérer que, malgré toute la propagande qui obscurcit l’esprit de nos concitoyens, la révolution sociale la plus remarquable de ces dernières décennies est celle qui s’est déroulée en Chine. Ce pays est devenu la première puissance économique mondiale, après avoir sorti 800 millions de personnes de la pauvreté. Contrairement à notre Occident, où les différences entre les 0,01 % de la population et l’immense majorité de celle-ci sont de plus en plus abyssales. La deuxième grande révolution récente serait celle qui a eu lieu en Russie au cours des dernières décennies. Après la dissolution catastrophique de l’URSS et après avoir été méprisée par l’Occident, la Russie dirigée par Vladimir Poutine est désormais la quatrième puissance économique mondiale. Elle est également la plus grande puissance militaire, ce qui la rend aujourd’hui presque immunisée contre les nombreuses agressions qu’elle a subies tout au long de son histoire.

Mais aujourd’hui, je n’ai pas l’intention d’analyser les facteurs et les processus qui ont rendu possibles certaines grandes révolutions historiques ou qui pourraient rendre possibles d’autres révolutions similaires à l’avenir. Je pense que deux choses suffiront amplement pour aujourd’hui. La première, que j’évoquerai brièvement et que je laisserai pour un autre jour.

Et une seconde qui constituera le contenu principal de cet article. La première, que j’évoquerai brièvement, est le fait révélateur que, pour déclencher et mener à « bien » de nombreuses révolutions de couleur, certains « grands » experts tels que Gene Sharp ont dissimulé leur visage criminel et impérialiste sous le masque de la non-violence libératrice et anti-impérialiste pratiquée par le mahatma Gandhi ou Martin Luther King. Si « nos » élites financent généreusement ces experts, c’est certainement parce que la théorie et la pratique du mouvement de la non-violence fonctionnent réellement.

La non-violence et les soi-disant révolutions de couleur

Gene Sharp utilise les méthodes gandhiennes non-violentes de résistance civile non pas pour libérer les peuples de l’Empire, comme l’a fait le mahatma Gandhi, mais pour provoquer des « révolutions » de couleur interminables et sanglantes et renverser des gouvernements légitimes. Dans l’article du 19 mars 2022 (dont le sous-titre explicatif était le suivant : « Analyse de l’intention cachée des dirigeants de l’OTAN de ‘ briser la Russie ‘, même par une première frappe nucléaire ‘ préventive ‘ si nécessaire, et des différentes propositions de solution à la crise actuelle extrêmement dangereuse »), je faisais largement référence à bon nombre des sales besognes de ceux qui, en Espagne, sous l’apparence d’experts respectables, étaient financés par des organismes tels que l’USAID. Et j’y faisais quelques brèves allusions à Gene Sharp, des allusions telles que celle-ci :

« Enfin, comment peut-on penser que le droit à la légitime défense est toujours un piège ? Ceux qui affirment cela seraient-ils capables de le dire en face à des Européens comme Spartacus, les héros de la Résistance française ou ceux du siège de Stalingrad ? Ou à des Sud-Américains comme Che Guevara et Salvador Allende ? Ou à des Africains comme Patrice Lumumba et Nelson Mandela, qui a passé près de trois décennies en prison pour avoir refusé de signer un bout de papier renonçant à la lutte armée ?

Ce n’est pas ma non-violence. C’est celle de Gene Sharp. La mienne ne nie pas aux peuples le droit à la légitime défense. Je pense que ce n’était pas non plus celle du Mahatma Gandhi lui-même. Il suffit de lire ses écrits en profondeur. Ma non-violence consiste à donner ma propre vie, mais pas à exiger des autres qu’ils se laissent assassiner après avoir vu leurs filles violées et assassinées. Ce n’est pas de la non-violence, c’est la lâcheté que Gandhi rejetait tant. C’est la stupidité et l’arrogance des intellectuels bourgeois européens de salon et de café qui n’ont jamais connu des épreuves aussi terribles. »

Actuellement, la spiritualité sans analyse géopolitique n’est que du spiritualisme

Et, deuxièmement, il suffira pour aujourd’hui d’essayer d’identifier les raisons pour lesquelles je pense qu’avec les nouveaux spiritualismes pacifistes, il ne sera pas possible de réaliser de telles révolutions. Pour cela, je tiens tout d’abord à souligner l’essentiel : de véritables révolutions seront absolument impossibles sans une analyse géostratégique réaliste et précise préalable, analyse que les nouvelles spiritualités « supérieures » non dualistes semblent incapables de faire ou ne semblent pas intéressées à faire.

Ce serait aussi impossible qu’un traitement médical efficace sans un système de diagnostic adéquat. Il est gravement irresponsable de la part des spirituels de parler de paix, ou même de jouer presque le rôle d’analystes géopolitiques, sans avoir consacré suffisamment de temps à s’informer de manière fiable sur les événements qu’ils osent évaluer. De même, il serait gravement irresponsable de conseiller un traitement à un malade, ou même de l’y inciter, sans avoir d’abord essayé de trouver un diagnostic sérieux.

On reste stupéfait lorsqu’on entend certaines déclarations de personnes spirituelles qui, prétendant rechercher la paix, ne font que renforcer l’un des plus grands dangers actuels pour l’humanité : la russophobie. Elles renforcent en particulier la criminalisation systématique engagée contre le président Poutine depuis qu’il a refusé, en 2003, de se joindre à la « communauté internationale » qui avait décidé de « libérer » l’Irak du tyran. Une russophobie encouragée par des élites occidentales, en grande partie néonazies, possédées par une haine incontrôlable envers tout ce qui est russe. Le pourcentage élevé de dirigeants européens dont les parents et/ou grands-parents étaient nazis (vaincus par la Russie pendant la Seconde Guerre mondiale), à commencer par la plus haute « autorité » européenne Ursula Von der Leyen, ne peut être une coïncidence.

Des maîtres spirituels tombant dans le piège dangereux de la russophobie !

Je fais référence à des affirmations telles que celle selon laquelle la clé principale de la guerre en Ukraine est le ressentiment non résolu de Poutine lui-même et des Russes en général, ressentiment dû à la non-acceptation de l’échec de l’URSS. Il est triste que des personnes qui consacrent leur vie à une spiritualité non dualiste, supposée supérieure, tombent dans le piège de la propagande atlantiste russophobe !

Ou des affirmations telles que celle-ci : il existe de nombreuses similitudes entre le ressentiment de Poutine et celui d’Hitler (à cause d’un père despotique). Un ressentiment qui les a poussés à faire ce qu’ils ont fait. Tout comme il y a de nombreuses similitudes –disent-ils– entre le ressentiment actuel des Russes et celui des Allemands à cette terrible époque où, maltraités après leur défaite lors de la Première Guerre mondiale, ils ont résolument déclenché la Seconde Guerre mondiale.

Incroyable inversion de la réalité : la Russie agressée par des élites profondément russophobes et rancunières devient une agresseur rancunière. Il est triste que des personnes qui consacrent leur vie à une spiritualité non dualiste, supposée supérieure, tombent dans le piège d’une propagande atlantiste obsédée par la thèse fallacieuse selon laquelle l’agression de la Russie contre l’Ukraine était une agression non provoquée !

Certains d’entre nous ont déjà vécu tout cela dans le cas du Rwanda. Vladimir Poutine et le président hutu Habyarimana (assassiné avec son homologue, le président du Burundi, également hutu) sont deux figures de leaders criminalisés, alors que leur modération a évité hier et évite aujourd’hui le chaos le plus sanglant. Chaos qui a éclaté au Rwanda après l’assassinat du président Habyarimana. Dénigrer aujourd’hui le président Poutine est la pire contribution que nous puissions apporter à la paix (minute 24). Ou plutôt, c’est la grande contribution que nous pouvons apporter à ceux qui recherchent inlassablement la domination unipolaire malgré l’Armageddon qui en résultera.

Des évaluations incroyables sans aucune preuve que le président Poutine ait subi des mauvais traitements pendant son enfance. Des évaluations incroyables sur un peuple russe qui n’est absolument pas caractérisé par le ressentiment, malgré les 27 millions de victimes mortelles qu’il a subies lors de la dernière agression dont il a été victime. Des évaluations incroyables dans la bouche de personnes qui, en même temps, affirment que, selon les enseignements de Jésus, celui qui parle seulement en mal de son frère est déjà en train de le tuer.

L’arrogance des spiritualismes

On reste stupéfait devant d’autres affirmations telles que celle selon laquelle le plus important pour la paix est que chacun de nous reconnaisse le Poutine ou le Hitler qui sommeille en nous et se réconcilie avec lui. Un Poutine, tellement aveuglé par le ressentiment – disent-ils – qu’il est incapable de voir la grande souffrance que provoque aux Ukrainiens son agression militaire injustifiable. Incroyable audace de la part de personnes spirituelles, qui osent diffamer un chrétien authentique comme le président Poutine, le qualifiant d’« agresseur rancunier ». Qui osent diffamer un chrétien à qui l’humanité doit une immense gratitude pour ne pas avoir cédé aux provocations de plus en plus graves menées par « les nôtres », « les bons ». Des provocations qui, sans la prudence et la sagesse du président Poutine, nous auraient déjà conduits à un Armageddon nucléaire.

Mais ces délires ne sont pas seulement le résultat d’une grande pauvreté d’analyse géopolitique. Ils sont aussi le résultat de l’arrogance propre aux « spiritualités supérieures ». Elles sont le résultat d’un excès d’affirmation de soi de la part de ceux qui croient détenir des clés spirituelles si élevées et décisives qu’il n’est « plus nécessaire de perdre beaucoup de temps » à ce niveau mondain et inférieur où existent la géopolitique, l’économie, etc. Nous nous retrouvons ainsi face à des généralistes qui outrepassent leurs compétences en jouant le rôle de spécialistes sans avoir reçu une formation suffisante dans cette spécialité, si décisive en cette heure critique, qu’est la géopolitique.

C’est l’effet Dunning-Kruger (minute 23). Il s’agit d’un biais cognitif par lequel certaines personnes, dotées de capacités relativement limitées dans des domaines spécifiques, ont tendance, précisément en raison de ces limitations, à surestimer leurs capacités et leurs performances réelles dans ces domaines. Il s’agit d’un phénomène de plus en plus dangereux dans un monde comme le nôtre qui marginalise les véritables experts. Un phénomène qui peut conduire les gens à prendre de mauvaises décisions ou à agir de manière dangereuse pour eux-mêmes ou pour les autres. Il peut également empêcher les personnes concernées de faire face à leurs propres limites et de s’améliorer.

L’erreur méthodologique la plus dangereuse du spiritualisme

Il s’agit de spiritualités « supérieures » qui commettent presque toujours une dangereuse erreur méthodologique : selon elles, nous ne devrions même pas parler de cette grande question qu’est la Paix (la principale cause dans un monde au bord du précipice nucléaire) si nous ne nous sommes pas « travaillés » nous-mêmes auparavant. C’est en effet le reproche public que m’a adressé il y a des années la responsable d’un groupe spirituel au moment où je terminais une conférence à laquelle assistaient environ soixante-dix personnes. C’est comme affirmer qu’un malade ne doit pas être opéré tant qu’il n’est pas dans un état mental/spirituel « supérieur ». Comment ces personnes ne voient-elles pas qu’il est absolument nécessaire de tout conjuguer harmonieusement en même temps ?C’est une erreur méthodologique qui révèle qu’en réalité, les terribles guerres qui ravagent le monde sont trop lointaines pour ces mystiques de l’advaita et que la souffrance des victimes de ces guerres ne touche pas leurs esprits et leurs cœurs. Mais quel père, voyant ses filles en train d’être violées et assassinées (comme c’est actuellement le cas pour des centaines de milliers de filles et de femmes dans l’est de la République démocratique du Congo), oserait penser qu’il n’a pas encore fait suffisamment de travail intérieur personnel pour pouvoir prendre la décision de les défendre contre leurs agresseurs ?

Dietrich Bonhoeffer a su intégrer une spiritualité toujours en cours de maturation (une spiritualité aussi incomplète que celle de n’importe quel gourou prétendument « illuminé ») et une participation quotidienne à la résistance contre le régime sataniste nazi. La non-dualité dans l’advaita hindou n’est-elle pas l’unité dans les différences ? Les maîtres zen n’affirment-ils pas qu’il n’y a pas de vide sans forme ?

Perdus dans des spiritualités « supérieures » qui ne s’ancrent pas dans la réalité

Car ce sont le cœur et l’intuition qui donnent de la profondeur à notre regard, qui éclairent les esprits et les rendent pénétrants et précis. Sans eux, les spiritualités ont tendance à évoluer dans une sphère trop mentale qui ne s’ancrent pas dans la réalité. Chez les chrétiens, le rationalisme et les préjugés qui l’accompagnent souvent affectent non seulement gravement nos interprétations des textes évangéliques (en écartant tout ce que nous ne sommes pas capables de comprendre, comme les apparitions tangibles du Seigneur ressuscité ou les nombreux autres prodiges qui y sont relatés), mais ils affectent aussi notre perception de la réalité quotidienne.

Le rationalisme nous laisse à la surface de la spiritualité et de la réalité à la fois. Dans ces milieux spirituels ou spiritualistes, on cite souvent des maîtres orientaux comme Thich Nhat Hang, d’autres qui ont cherché une synthèse orientale/chrétienne comme Raimon Panikkar ou encore Jésus de Nazareth lui-même. Le problème est que l’on n’offre généralement qu’une version réductionniste de leur pensée et de leur vie.

Nous ne pouvons pas fonder le spiritualisme sur des figures telles que Thich Nhat Hahn.

On cite souvent son poème « Appelez-moi par mes vrais noms », dans lequel la non-dualité prend des formes merveilleusement poétiques :

« Je suis une grenouille qui nage joyeusement
dans l’eau claire d’un étang,
et je suis le serpent qui s’approche
discrètement pour se nourrir de la grenouille.

Je suis l’enfant ougandais, tout en peau et en os,
aux jambes fines comme des tiges de bambou,
et je suis le marchand d’armes
qui vend des armes mortelles à l’Ouganda.

Je suis la fillette de 12 ans
réfugiée dans un petit bateau,
qui se jette à la mer
après avoir été violée par un pirate,
et je suis le pirate
dont le cœur est incapable d’aimer.

Je suis le membre du Politburo
qui détient tout le pouvoir entre ses mains,
et je suis l’homme qui doit payer sa dette de sang
à mon peuple, en mourant lentement
dans un camp de concentration. »

Mais, pour ne pas retomber dans le spiritualisme, lorsque l’on lit ces mots si poétiques et profonds, il serait bon de ne pas oublier que, pendant ses études à Princeton et Columbia, Thich Nhat Hahn était un militant pour la paix au Vietnam. Ou qu’il a inventé le terme « bouddhisme engagé » pour désigner un bouddhisme qui s’implique activement dans les problèmes sociaux et recherche des solutions pacifiques aux conflits. En 1965, il a écrit une lettre à Martin Luther King l’exhortant à s’opposer publiquement à la guerre. Et en 1966, il l’a rencontré. Peu après, King l’a présenté au prix Nobel de la paix de 1967.

Nous ne pouvons pas fonder le spiritualisme sur des figures telles que Raimon Panikkar

En ce qui concerne Raimon Panikkar, lorsque l’on cite ses formulations qui doivent être considérées comme propres à l’advaita non dualiste, nous ne devons pas non plus les dissocier de celles qui manifestent que dans sa non-dualité, les différences propres à la réalité dualiste ne sont pas exclues. Je le sais par expérience. Si Raimon n’avait pas été conscient de l’importance fondamentale d’une analyse géopolitique lucide, il n’aurait jamais adressé cette lettre à l’Institut Nobel :

« Mesdames et Messieurs,

C’est avec grand plaisir que je m’adresse à vous pour vous exprimer mon soutien le plus déterminé à la candidature de Juan Carrero Saralegui au prix Nobel de la paix de l’année 2000. Je ne peux que manifester ma reconnaissance enthousiaste pour tout le travail et tous les efforts accomplis au cours de toutes ces années par M. Carrero en faveur des personnes les plus défavorisées. Je tiens également à exprimer ma conviction que la volonté de s’opposer à l’injustice, aussi grande et humiliante soit-elle, par des méthodes non-violentes est une attitude exemplaire qui mérite la plus généreuse reconnaissance possible. Cette attitude qui caractérise la vie de M. Carrero est un signe de la transformation spirituelle dont notre monde a besoin, marqué si profondément par une injustice et une inégalité croissantes.

Je profite de cette occasion pour vous saluer très cordialement et vous souhaiter le succès que votre travail mérite.

Cordialement,
Raimon Panikkar
Tavertet, le 23 mai 2000 »

Nous ne pouvons pas fonder le spiritualisme sur des figures telles que Jésus de Nazareth

De même, je ne pense pas qu’il soit correct d’oublier les paroles si nombreuses et si dures de Jésus contre l’hypocrisie des puissants ou contre les injustices commises à l’encontre des plus petits et des plus démunis, et, en même temps, de citer fréquemment ses paroles, alors qu’il était déjà cloué sur la croix : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ». Je ne pense pas qu’il soit correct de les utiliser pour fonder la vision orientaliste selon laquelle le mal (la pulsion de mort de Freud) n’existe pas, mais seulement l’ignorance. Je ne pense pas non plus qu’il soit correct de présenter Jésus uniquement et exclusivement comme l’agneau docile de Dieu qui enlève les péchés du monde.

Dans le livre L’humanité se dirige-t-elle vers l’Armageddon ? Ou vers la plénitude du Point Oméga ?, plus précisément dans la section 6 du premier chapitre, je me suis étendu sur la question « Jésus et l’empire ». En voici quelques paragraphes :

« Dans les milieux chrétiens spiritualistes, on affirme souvent que ‘ Jésus ne s’est pas mêlé de politique ‘. Certes, sa mission n’était pas directement ou explicitement politique. Cependant, il avait une perception lucide des événements géopolitiques de son époque. Et cette lucidité a totalement conditionné sa position face aux réalités et aux phénomènes sociaux qu’il a connus dans l’Israël d’il y a deux millénaires. Elle a même conditionné sa propre mission sur cette terre. Elle l’a conditionnée au point que sans cette lucidité géopolitique, il n’aurait pas pu la mener à bien.

La profondeur du regard de Jésus sur les événements et les personnes était telle qu’il savait discerner magistralement (en réalité, divinement) comment il devait agir dans chaque situation et à chaque instant pour provoquer les changements profonds, à la fois personnels et collectifs (et même historiques), que son Père lui avait confiés. Un discernement et une intégration des contraires (l’individuel et le collectif) qui ont tant manqué, tout au long de l’histoire, que ce soit dans de nombreuses révolutions (si impitoyables envers les individus qu’elles ont provoqué de grandes hécatombes) ou dans de nombreux spiritualismes individualistes.

[…]

En conclusion, la position des disciples d’un Juif marginal, Jésus de Nazareth, face à l’Empire romain, ainsi que les événements historiques des siècles qui ont suivi son assassinat, sont la preuve que le courage et l’audace de personnes socialement insignifiantes et sans aucun pouvoir militaire peuvent être un facteur décisif dans l’effondrement de l’actuel Empire du Mensonge. Un empire aux pieds d’argile, comme celui du rêve du roi Nabuchodonosor, que le prophète Daniel a si bien interprété.

En effet, la mission de Jésus n’était pas directement ou explicitement politique, comme l’espéraient ses disciples. Cependant, sa perception lucide des événements géopolitiques de son époque a totalement conditionné sa position face aux réalités et aux phénomènes sociaux qu’il a connus dans l’Israël d’il y a deux millénaires. Elle a même conditionné sa propre mission sur cette terre. Elle l’a conditionnée à tel point que, sans cette lucidité géopolitique, il n’aurait pas pu l’accomplir. C’est une leçon que toute personne se considérant comme chrétienne devrait prendre très au sérieux. »

Conclusion

Je vais conclure par quelques arguments que j’ai exposés dans les premières lignes de la préface du livre cité :

« Le défi le plus décisif pour la théologie et pour l’avenir du christianisme est d’intégrer, dans un paradigme cohérent et consistant, à la fois des analyses géopolitiques solides, de plus en plus indispensables, et les certitudes qui naissent du kérygme évangélique sur lequel repose notre foi : Dieu, qui est intervenu de manière décisive dans l’Histoire en ressuscitant Jésus, continue d’agir dans celle-ci. C’est aujourd’hui le défi le plus décisif pour le christianisme dans un monde globalisé, où la survie même de l’humanité est en jeu.

Je ne pense pas que notre défi le plus décisif ait jamais été celui d’unifier la science et Dieu. Pour les chrétiens, c’est certes un défi fondamental et incontournable. Et pour de grands scientifiques comme Albert Einstein, un défi possible et même nécessaire. Mais, d’une part, à quoi cela nous servirait-il d’arriver à la magnifique conclusion que notre étonnant univers a été créé par Dieu, si après un exploit aussi merveilleux, il reste dans sa sphère inaccessible, loin de toute l’injustice et de toute la douleur qui traversent l’Histoire ? À quoi nous servira le Dieu du déisme ?

[…]

Au-delà de la superficialité intellectuelle observable chez tant de spiritualistes qui ne respectent pas la réalité et l’autonomie des processus historiques (et qui prétendent vivre leurs vies impeccables sans se ‘ salir ‘ dans les ‘ niveaux inférieurs ‘, comme celui de la politique) ou observable également chez tant de politiciens professionnels provinciaux (qui semblent encore incapables de se rendre compte que tout ce qui est local et même tout ce qui est national est absolument conditionné par le global)… des analyses géopolitiques lucides sont aujourd’hui absolument indispensables pour ne pas être trompés par une propagande aussi puissante, pour ne pas être vaincus par l’Empire du Mensonge (qui a empoisonné les esprits des nôtres) et pour pouvoir remporter la victoire de la Justice et de la Paix dans le monde !

Proposer comme unification la plus importante pour les chrétiens l’intégration de la géopolitique et de la spiritualité évangélique relève tout simplement du bon sens : sans réalisme, rien de sérieux ou d’important n’est possible. Et dans un monde aussi globalisé que celui dans lequel nous vivons déjà, le réalisme est incompatible tant avec le spiritualisme qu’avec les nationalismes provinciaux. Parler aujourd’hui de réalisme, c’est nécessairement parler de géopolitique. »

Photo: Martin Luther King et Thich Nhat Hahn

Norman Finkelstein: « Ce que Gandhi dit à propos de la non-violence, de la résistance et du courage » (Democracy Now, 2012)