Dans l’article ci-dessous, je cède la parole à Justin Katinan Koné, ex-ministre du Budget de la Côte d’Ivoire. En 2011, après le renversement de Laurent Gbagbo par les bombes et le mensonge, j’ai rencontré M. Koné au Ghana, où il se trouvait en exil forcé. Économiste de formation, il m’avait alors fourni beaucoup de renseignements utiles pour comprendre le conflit dans son pays. Aujourd’hui, alors que Laurent Gbagbo vient d’être acquitté par la Cour pénale internationale des crimes qui lui ont été injustement imputés par la presse aux ordres du G7 depuis le déclenchement de la guerre civile en Côte d’Ivoire, au mois de septembre 2002, Justin Katinan Koné est, lui, encore traqué par le tyran Alassane Ouattara. Depuis son exil, il m’a fait parvenir l’article ci-dessous à l’occasion du décès de Robert Mugabe. Le lecteur y trouvera un éclairage édifiant qui est absent des grands médias occidentaux. (Bernard Desgagné)
Il est certain que notre jugement sur tel fait ou tel sujet résulte essentiellement de l’information dont nous disposons sur ce sujet. Paradoxalement alors que, par l’effet des technologies révolutionnaires de communication, l’information est devenue accessible à tous, c’est alors même qu’elle s’éloigne davantage du grand nombre. En effet, mise sous contrôle des centres d’intérêts puissants, jamais l’information n’a été aussi détachée de la vérité. L’information est devenue économique.
Chaque source d’information sert une cause économique. Aussi longtemps que l’opinion africaine n’aura pas compris cette vérité contemporaine, elle ignorera tout d’elle-même au grand bonheur de la classe dirigeante du monde. L’information fait partie de l’infrastructure économique contrôlée par le capital. Or, c’est la classe capitaliste qui stratifie le monde suivant une approche manichéenne entre les bons et les mauvais suivant ses intérêts à elle.
Depuis que je vis au quotidien le sort réservé au président Laurent Gbagbo, j’ai personnellement appris à lire à l’envers les discours que nous servent les médias sur tel ou tel dirigeant. Et très souvent, c’est en lisant ce discours à l’envers que l’on découvre la vérité.
Ma préférence pour Robert Mugabe comparé à Nelson Mandela sur la question précise de la prise en compte frontale des problèmes cruciaux de la société de leurs différents pays peut paraître comme une hérésie qui viole les canons édités par les détenteurs de la bonne conscience. Parce que l’un est Mugabe et l’autre Mandela. Pourtant, la réalité quotidienne est têtue. Les attaques contre la partie de la population étrangère la plus entreprenante par une partie de la population sud-africaine, fut-elle ultra minoritaire, est la partie visible de l’iceberg des frustrations des Sud-Africains noirs.
Le choix des victimes de ces attaques (Nigérians, Soudanais et Pakistanais, Zimbabwéens) étaye la thèse voulant que les frustrations soient d’origine économique. Ce sont les plus actifs, économiquement parlant, parmi la population étrangère d’origine africaine qui sont visés par ces attaques. La situation économique et sociale de la population noire d’Afrique du Sud est tellement dramatique que les uns et les autres s’interrogent sur la portée réelle de la lutte contre l’apartheid.
S’interroger sur cette question cruciale n’enlève en rien à la portée du combat de Nelson Mandela et de l’African National Congress (ANC). Mais l’on se demande si l’option qu’ils ont prise de tout laisser dans les mains de la minorité blanche est la meilleure. Les interrogations touchent naturellement aux non-dits des négociations menées par Mandela au nom de l’ANC avec le gouvernement de la minorité blanche. Or, sur cette question précise du sort de l’infrastructure économique détenue de façon exclusive par la minorité blanche, un consensus s’était dégagé parmi tous les mouvements de libération de l’Afrique australe qui avaient pour creuset commun l’ANC.
Les racines de l’ANC
Très souvent, l’on oublie que l’ANC, à ses débuts, a été ce que le RDA a été à ses débuts en Afrique francophone, c’est-à-dire un mouvement politique à rayon d’action qui dépassait les limites de l’Afrique du Sud. Qu’il s’agisse de la Rhodésie du Nord (l’actuelle Zambie), de la Rhodésie du Sud (l’actuel Zimbabwe) ou du Sud-Ouest africain (l’actuelle Namibie), les mouvements indépendantistes ou de libération tirent tous leur source de l’ANC. En Zambie, Kenneth Kaunda n’a rompu avec l’ANC de la Rhodésie du Nord qu’en 1959. Le Sud-Ouest africain, colonie allemande confiée à la tutelle sud-africaine après la défaite allemande à la Grande Guerre (1914-1918), a été administré suivant le modèle ségrégationniste sud-africain. Ses dirigeants, comme Sam Nujoma et la SWANU, le parti qu’il rejoint en 1959, se sont tous inspirés de l’ANC.
La rampe de propulsion de ces mouvements est l’Université Fort Hare d’Afrique du Sud. Située dans la province du Cap, l’Université Fort Hare est restée très célèbre pour avoir eu parmi ses étudiants, quasiment dans la même période, Nelson Mandela, Robert Gabriel Mugabe, Oliver Tambo, Kenneth Kaunda, Mangosuhu Buthelezi, Robert Sobukwe , Govan Mbeki, le père de l’ex-président d’Afrique du Sud Thabo Mbeki et bien d’autres personnages influents de la lutte contre l’apartheid. C’est là-bas que la conscience politique de ses figures de lutte a pris de l’ampleur. Le fondement idéologique de leur mouvement est le marxisme, qui pose de façon nette l’appropriation de l’infrastructure économique par la majorité noire comme l’axe majeur de la révolution.
Des trois territoires de cette région qui présentent une identité unique (ce sont tous des colonies de peuplement), la Rhodésie du Sud est la première à accéder à l’indépendance en 1980 sous la direction de Robert Mugabe, qui a réussi à s’imposer devant Joshua Nkomo, ancien chef de l’ANC en Rhodésie du Sud devenu par la suite le National Democratic Party (NDP). Ce dernier avait perdu la confiance d’une bonne partie de ses camarades de lutte dont Mugabe suite à la conférence convoquée par le gouvernement anglais en 1961 à Salisbury.
En effet, alors que tout le monde attend que le gouvernement anglais concède le pouvoir à la majorité noire, contre toute attente Nkomo va accepter le partage léonin proposé par le gouvernement anglais qui consiste à octroyer seulement 15 sièges sur les 65 de l’Assemblée nationale à la majorité noire. Ce compromis est jugé par MUGABE comme une compromission inacceptable qui vient aggraver la profondeur des divergences entre lui et Nkomo sur l’orientation de la lutte.
Nkomo pense que seule la diplomatie peut réussir à faire plier l’échine au régime blanc. Pour Mugabe, seule la lutte armée peut déboucher sur des résultats tangibles. Mugabe se retire au Mozambique aux côtés de l’une des grandes figures de la lutte pour la libération du continent africain, Samora Machel, d’où il dirige un mouvement armé après avoir quitté le NDP et créé son parti, le ZANUF-PF. Sans gagner totalement la guerre contre le colon britannique, il réussit tout de même à obtenir l’indépendance après les pourparlers de Lancaster House.
En 1980, le ZANU-PF de Mugabe sort vainqueur des premières élections pluralistes totalement ouvertes aux Noirs. Le 18 avril 1980, Robert Mugabe est élu premier ministre du Zimbabwe. Dès lors, beaucoup de combattants de l’ANC se retirent au Zimbabwe, qui en devient une base arrière de la lutte contre l’apartheid à une époque où le Mozambique est la proie d’une guerre civile orchestrée par le colon portugais.
La vérité sur la réforme agraire de Mugabe
Contrairement à une opinion répandue, Robert Mugabe n’a pas attendu 20 ans pour lancer sa révolution agraire. Aux pourparlers de Lancaster House, la délégation du ZANUF-PF pose la question des terres comme le point central des discussions. La solution qui va en sortir est la suivante : la minorité blanche accepte de vendre ses terres aux Noirs suivant le principe willing buyer, willing seller. Autrement dit, un Blanc qui dispose d’une superficie de terres supérieure au maximum déterminé d’un commun accord lors de ces pourparlers doit vendre l’excédent à tout Noir qui manifeste le désir de l’acheter.
En contrepartie, les gouvernements britannique et américain de Thatcher et de Reagan s’engagent à payer une sorte de compensation aux Blancs pour chaque portion de terre vendue. L’opération devrait ainsi durer de 1980 à 1990. Il s’agissait d’une réforme agraire en douceur. Malheureusement, les gouvernements américain et britannique ne respectent pas leurs engagements. En fait, les Britanniques et les Américains avaient pris cet engagement parce qu’ils étaient convaincus que, vu l’état des choses à cette époque, il y aurait eu très peu de Noirs capables d’acheter les terres. Ce qui était exact. Donc, il y avait une certaine malice dans cet accord.
Conscient de la situation financière de la population noire, Mugabe fait prêter de l’argent par l’État aux Noirs pour acquérir les terres. Les offres d’achat se font alors nombreuses et pressantes. Les Américains et les Britanniques sont pris à leur propre jeu. Ils trainent les pieds à respecter leurs engagements de compensation à payer aux colons fermiers blancs zimbabwéens. Ceux-ci, à leur tour, refusent de vendre leurs terres de sorte qu’à la fin des années 1990, l’opération willing buyer, willing seller est un échec. Mugabe lance alors l’opération d’accaparement des terres des fermiers blancs à partir de 2000.
Mugabe n’avait pas le choix. La situation des Noirs était identique à celle d’avant l’indépendance. Ils travaillaient comme ouvriers agricoles dans les plantations des Blancs contre des salaires de misère et chaque matin, ils voyaient le fruit de leur labeur chargé dans une file de camions pour prendre la direction de l’aéroport d’Harare, d’où des avions-cargos les transportaient jusqu’au Royaume-Uni. Là-bas, ils étaient transformés et revenaient dans les supermarchés zimbabwéens à des prix inaccessibles pour les Noirs. Très longtemps, le Zimbabwe est resté le grenier africain de l’Angleterre.
Autre contre-vérité historique, Mugabe n’a pas arraché toutes les terres aux Blancs. Seuls ceux qui avaient plusieurs centaines d’hectares devraient se défaire d’une partie de ces terres au profit des Noirs. Au lieu de respecter ses engagements, le gouvernement anglais incita plutôt les fermiers blancs à se délocaliser dans d’autres pays en les aidant financièrement pour ce faire.
Mais la décision de Mugabe de 2000 a un aspect politique régional important. Dirigeant d’un pays devenu indépendant depuis peu, il accueille plusieurs cadres de l’ANC. C’est tout naturellement qu’il est informé des négociations qui ont cours entre l’ANC et le pouvoir de l’apartheid. Il sait que la question des terres est un point central des négociations. Il se laisse convaincre par ses camarades de l’ANC de reporter sa réforme agraire pour ne pas apeurer le pouvoir blanc sud-africain, qui pourrait voir dans une telle réforme une sorte de menace pour lui-même. En effet, ce pouvoir pourrait se dire que l’ANC serait tenté de faire la même chose aux Blancs sud-africains.
L’inconstance des dirigeants africains
Mugabe obtempère en espérant qu’une fois arrivé au pouvoir, le gouvernement noir sud-africain lancera simultanément avec le gouvernement du Zimbabwe une réforme agraire. Rien n’y fera. C’est plutôt lui qui est mis en comparaison défavorable par rapport à Nelson Mandela.
Par ailleurs, la structure économique des deux pays n’est pas la même. L’Afrique du Sud a une industrie et un secteur des services plus développés que le Zimbabwe. Il peut y caser certains Noirs. Le Zimbabwe est essentiellement agricole. Mugabe agit en fonction des contraintes qui sont les siennes. Et quand le monde occidental se rue sur lui, il ne reçoit pas la solidarité diplomatique qu’il était en droit d’attendre de son voisin. Certes l’Afrique du Sud lui apporte de temps en temps des soutiens budgétaires, mais cela semble insuffisant pour soulager durablement les populations du Zimbabwe.
Mugabe a cru en vain que l’Afrique du Sud aurait, par solidarité, imposé au Royaume-Uni des sanctions diplomatiques, notamment certaines restrictions, en réponse à celles qui avaient été imposées au Zimbabwe. Malheureusement, il sera le seul à faire face à la machine occidentale. Au cours d’une interview contenue dans le livre sur la Cour pénale internationale publié récemment par un collectif d’intellectuels ivoiriens, l’ex-président du Ghana Jerry Rawlings a révélé que, lorsque le président Mugabe a été élu président de l’Union africaine en 2015, le président François Hollande a demandé des comptes à tous les présidents du pré carré français d’Afrique sur cette faute.
Il est évident que Mugabe est excessif sur certains points, et sa longue présidence n’est pas le moindre de ses excès. Mais dans la lutte pour la libération de l’Afrique, il est loin d’être le vieux sénile et idiot que l’on présente volontiers à une opinion africaine devenue candide par une entreprise d’asservissement intellectuel rondement menée.
Mugabe est resté constant dans sa lutte; c’est une qualité que l’on retrouve chez très peu de dirigeants politiques africains. Quand j’observe le traitement que subit ce monsieur, même au sein de l’intelligentsia africaine, je comprends pourquoi certains dirigeants ont changé totalement d’angle politique. Houphouët a abandonné la lutte en 1951 pour recevoir les lauriers français. De nombreux progressistes africains ont abandonné la lutte pour être présentables au banquet des puissants.
Qui se souvient que, même après la mort de Marien Ngouabi, Brazzaville est resté longtemps l’un des soutiens forts des mouvements de lutte révolutionnaires africains. C’est à Brazzaville que Neto a déposé sa blouse de médecin pour aller au combat contre le Portugal et ses alliés. Il est encore possible de visiter les ruines du camp d’entrainement des combattants namibiens au Congo Brazzaville.
Les chantiers de libération sont restés en friche à travers le continent faute de dirigeant constant et endurant. Le dernier à avoir essayé est actuellement entre les mains de la Cour pénale internationale. Or, il est établi que certains problèmes se compliquent avec le temps. Tel est le cas de la juste répartition des fruits de l’économie sud-africaine. Aujourd’hui, les grandes omissions de l’ANC le rattrapent. Les premières victimes sont les étrangers. Les prochaines pourraient bien être parmi les citoyens du pays. On ne peut pas toujours ruser avec les aspirations des peuples.
Justin Katinan Koné, ministre du Budget de la Côte d’Ivoire (2010-2011)
Source: Le québécois