Monseigneur,
« Si le monde a de la haine pour vous, sachez qu’il m’a haï avant vous », Jean 15: 18.
J’ai le privilège de vous écrire cette lettre de soutien au nom des représentants des communautés des Eglises protestantes rwandaises exilés qui, comme tous les rwandais qui vous ont connus, ne peuvent pas oublier la grandeur et la qualité de l’oeuvre apostolique que vous avez accomplie au Rwanda. Ils m’ont dit également de vous exprimer qu’ils ont trouvé en vous non seulement un prédicateur infatigable de la charité et de l’amour du prochain, mais aussi un homme d’ouverture au dialogue oecuménique marqué par une grande écoute des personnes des confessions autres que la sienne.
Les représentants de ces communautés m’ont demandé de vous exprimer leur indignation de la campagne de calomnies dirigée contre vous par des activistes du Front Patriotique Rwandais, organization militaire au pouvoir au Rwanda. Recourant aux tactiques vexatoires, ces activistes ont effectué une intrusion éhontée sur le domaine de la Paroisse de Bagnes pour déranger la célébration de votre jubilé sacerdotal de diamant à l’occasion de la messe d’action de grâce célébrée le 4 avril 1999. Dans les tracts qu’ils ont diffusés à Bagnes, on pouvait lire des propos extraordinairement haineux vous accusant d’avoir pris part « dans l’elaboration de l’idéologie ethniste (la conversion des ‘races’ en entités pseudo-démocratiques…) » et ils qualifiaient votre rôle dans l’histoire du Rwanda de « globalement négatif » ainsi que ceux qui comparent votre mandement de Carême du 11 février 1959 à un appel aux actes de violence.
Comme ces propos n’ont pas laissé indifférents les représentants des Eglises ci-dessus, ils m’ont mandaté pour les réfuter en leur nom.
Monseigneur,
Le procès que les personnes de mauvaise foi vous font aujourd’hui est fondé sur les rumeurs qui faisaient cours en 1959 contre l’Eglise catholique. Ceux qui s’oppossaient à l’amélioration des conditions sociales de la masse des petits rwandais, Hutu, Tutsi et Twa, écrasés par le joug des injustices sociales inhérentes au système féodal dénonçaient l’enseignement de l’Eglise sur la charité, l’équité et la justice. Ils défendaient plutôt un système d’inégalité d’accès au pouvoir politique et aux facteurs du progrès, basé sur la stratification en Ubwoko ou groupes humains Hutu, Tutsi et Twa.
L’Eglise n’a pas inventé les termes Kinyarwanda Ubwoko, Hutu, Tutsi ou Twa. Il n’est d’ailleurs pas établi qu’elle soit plus vieille que ces termes. Elle n’est pas non plus à l’origine de la traduction française du terme Ubwoko par race ou ethnie (ou encore caste, tribu, clan, etc.). Mais le problème n’est pas la traduction. La réalité indéniable de l’époque est que l’identité ethnique, ou raciale ou de caste, comme voudrait la désigner, était un critère de promotion sociale, économique et politique. Il existe une foule de documents historiques qui décrivent le niveau inquiétant de dégradation de conditions sociales causée par le monopole ethnique de facteurs du progrès, et le monolope, presque ethnique, de la pauvreté et de la misère.
Dans votre mandement de Carême du 11 février 1959, vous vous acquittiez de votre responsabilité pastorale d’enseigner la doctrine sociale de l’Eglise à l’époque où il était très important de la clarifier. En effet, face aux aspirations des peuples opprimés par la colonisation et par d’autres systèmes injustes, telles qu’exprimées à la conférence afro-asiatique de Bandung d’avril 1955 qui condamna le colonialisme, l’Eglise devait affirmer sa position en faveur de la dignité humaine et de la démocratie, pilier d’une vraie indépendance. C’est ainsi que dans le contexte rwandais, vous avez rappelé aux chétiens les exigences de la loi divine en matière de justice sociale et de charité en ces termes:
« Dans notre Rwanda, les différences et les inégalités sociales sont, pour une grande part, liées aux différences de races, en ce sens que le richesses d’une part, et le pouvoir politique et même judiciaire d’autre part, sont en réalité en proportion considérable entre les mains des gens d’une même race. Cet état de choses est l’héritage d’un passé que nous n’avons pas à juger. Mais il est certain que cette situation ne répond plus aux normes d’une organisation saine de la société rwandaise et pose aux Responsables de la chose publique des problèmes délicats et inéluctables.
(…) comme évêque représentant l’Eglise (…) il nous appartient de rappeler, à tous ceux, autorités en charge ou promoteurs de mouvements politiques, qui auront à les trouver, la loi divine de la justice et de la charité sociales.
Cette loi demande que les institutions d’un pays soient telles qu’elles assurent réellement à tous ces habitants et à tous les groupes sociaux légitimes, les mêmes droits fondamentaux et les mêmes possibilités d’ascension humaine et de participation aux affaires publiques. Des institutions, qui consacreraient un régime de privilèges, de favoritisme, de protectionnisme, soit pour les individus, soit pour les groupes sociaux, ne seraient pas conformes à la morale chrétienne.
(…) La haine, le mépris, l’esprit de division et de désunion, le mensonge et la calomnie sont des moyens de lutte malhonnêtes et sévèrement condamnés par Dieu. N’écoutez pas, chers chrétiens, ceux qui, sous prétexte d’amour pour un groupe, prêchent la haine et le mépris d’un autre groupe (…). »
Ce mandement contient un message de justice, défend l’équité, et condamne l’injustice, la haine, le mensonge et la calomnie comme moyens de lutte pour le pouvoir. Vous y proclamiez la fraternité entre tous les enfants de Dieu sous un régime sans privilèges ni favoritisme, là où, environ une année avant (17 mai 1958), les hauts notables du Monarque rwandais déclaraient solennellement qu’il n’y avait pas de liens de fraternité entre les Tutsi et les Hutu, et structuraient dans les termes ci-après, une doctrine raciste qui est antinomique avec la loi divine et la morale chrétienne:
« (…) l’on peut se demander comme les Bahutu réclament le partage du patrimoine commun. Ceux qui réclament le partage du patrimoine commun sont ceux qui ont entre eux des liens de fraternité. Or les relations entre nous (Batutsi) et eux (Bahutu) ont été de tous temps jusqu’à présent basées sur le servage; il n’y a donc entre eux et nous aucun fondement de fraternité. (…) Puisque donc nos rois ont conquis le pays des Bahutu en tuant leurs roitelets et ont ainsi asservi les Bahutu, comment maintenant ceux-ci peuvent prétendre être nos frères? »
Dans un tel contexte, l’Eglise aurait manqué à son devoir prophétique si elle n’avait pas proclamé haut et fort l’enseignement de l’Evangile en matière de la justice et des relations sociales. C’est sûrement parce que le message de votre mandement était en harmonie avec l’enseignement chrétien, que Monseigneur Aloys Bigirumwami (rwandais Tutsi), évêque de Nyundo, l’a cité dans une lettre du 10 mars 1959 dans laquelle il s’adressait ainsi à ses collaborateurs et collaboratrices:
« Veuillez lire attentivement la lettre pastorale de Monseigneur Perraudin. Vous l’avez tous reçue et ceux qui ne l’ont pas peuvent la demander à Kabgayi. Cette lettre qui traite de la charité chrétienne est de maître. (…) J’invite les prêtres à prêcher sur la charité d’après la lettre du Monseigneur Perraudin, les dimanches in Albis et 2ème dimanche après Pâques. »
Ce message qui était valable dans le temps où vous l’avez écrit reste encore valable aujourd’hui. Il est inacceptable que pour le seul objectif de ternir l’image de son auteur, certains milieux extraient des bouts de phrases de leur contexte pour étayer des fausses accusations dont le seul but est de permettre à un régime de justifier son éloignement des pratiques de justice sociale et de démocratie.
Monseigneur,
Pourquoi vos détracteurs s’acharnent-ils autant à transformer le sens du message de votre lettre pastorale, qui, dans les termes de Monseigneur Bigirumwami est « de maître » dans le traitement de la charité chrétienne? Ils évitent de parler de son intégralité aux personnes qu’ils désinforment. Pourquoi ne veulent-ils pas diffuser les lettres pastorales que vous avez signées conjointement avec Monseigneur Bigirumwami, notamment le message du 6 novembre 1959 adressé aux chrétiens rwandais dans lequel vous disiez:
« Nous demandons que l’on prie et que l’on répare l’offense grave faite à Dieu et à ses enfants. Nous vous supplions de mettre vraiement en pratique le commandement de la charité fraternelle. Dans le Christ les hommes se rencontrent tous, ils font partie d’une même famille, ils sont, comme dit l’apôtre Paul, un même corps ».
Pourquoi ne lisent-ils pas vos nombreux autres messages d’appel à la pacification du pays et à la réconciliation des Rwandais dans les années 1959, 1960 et 1961, en particulier cet appel pressant du 14 mars 1960 aux chrétiens rwandais:
« Nous adressons un appel angoissé à tous nos chrétiens et catéchumènes, à tous les hommes de bonne volonté et plus particulièrement à tous ceux qui ont des responsabilités publiques, afin qu’il soit mis fin à ces désordres et que soient cherchées dans un dialogue sincère et efficace, des solution justes et pacifiques aux conflits qui divisent les Banyarwanda. »
Monseigneur,
Les représentants des Eglises protestantes rwandaises exilés sont persuadés que la réponse à ces questions est que vous n’avez pas cessé de condamner l’injustice et l’oppression quel que soit le groupe qui les pratique. Ils constatent qu’au lieu d’oeuvrer par la réconciliation nationale, le nouveau régime persécute systématiquement toutes les personnalités intègres qui se prononcent contre les graves violations des droits de la personne au Rwanda. Ce régime utilise précisément des moyens de lutte malhonnêtes que votre mandement de Carême ci-dessus condamnait car ils sont condamnés par Dieu. Ces moyens sont « la haine, le mépris, l’esprit de division et de désunion, le mensonge et la calomnie ». A ceux-ci il s’ajoute l’exploitation immorale de la tragédie du génocide à des fins de monopole ethnique du pouvoir.
Ces représentants condamnent la campagne de calomnies lancée contre un digne ouvrier apostolique que vous êtes. Ils louent le Seigneur pour votre courage et pour votre engagement à l’enseignement de la loi divine et de la morale chrétienne et vous assurent leur soutien fraternel.
Veuillez agréer, Monseigneur, l’expressions de mes sentiments très respectueux.
Pour les Répresentants des Eglises Protestantes Rwandaises exilés,
James K. Gasana