Je m’en vais raconter les événements qui ont trait à l’assassinat des évêques Vincent NSENGIYUMVA, archevêque de Kigali, Joseph RUZINDANA, évêque de Byumba et Thaddée NSENGIYUMVA, évêque de Kabgayi et président de la conférence épiscopale, avec 9 prêtres ainsi que le Supérieur Général des Frères Joséphites, Jean Baptiste NSINGA. Les prêtres assassinés sont tous du diocèse de Kabgayi sauf l’Abbé Denis MUTABAZI du diocèse de Nyundo: il avait fui Nyundo où il avait reçu une vilaine blessure d’un coup de lance dans la main (droite si je me rappelle bien) et le malheureux avait cru avoir échappé à la mort. Il s’agit de Monseigneur Jean Marie Vianney RWABILINDA, vicaire général; Monseigneur Innocent GASABWOYA, ancien vicaire général; les Abbés Emmanuel UWIMANA, recteur du petit séminaire, Sylvestre NDABERETSE, économe général, Bernard NTAMUGABUMWE, représentant préfectoral de l’enseignement catholique, François Xavier MULIGO, curé de la cathédrale, avec ses vicaires Alfred KAYIBANDA et Fidèle GAHONZIRE(ce dernier étant en même temps aumônier de l’hôpital). C’est donc pratiquement tout le staff du diocèse de Kabgayi qui a été ainsi décapité.
J’en fais le récit parce que témoin, parce que de fausses ou incomplètes relations circulent, parce qu’on ne demande pas aux témoins ce qui s’est réellement passé (même l’épiscopat rwandais, jusqu’à ce jour, ne m’en a jamais demandé le récit) et parce que, même les études les plus récentes, donnent toujours, des faits, la version du Front Patriotique Rwandais (F.P.R.). Et pourtant beaucoup de témoins sont encore en vie qui pourraient en faire chacun sa relation: le recoupement de ces différents témoignages donnerait un récit le plus complet et le plus fiable possible. On pourrait même retrouver les noms des responsables militaires du site de Kabgayi, qui sont vraisemblablement les responsables de cet assassinat prémédité, faut-il le souligner.
D’entrée de jeu, j’atteste que les évêques savaient plus ou moins ce qui les attendait, mais ils ont refusé de fuir. Ils en avaient discuté avant avec tous les prêtres responsables des communautés de Kabgayi.
Le F.P.R. arrive le jeudi 2 juin 1994. Tout le site de Kabgayi tombe en leurs mains avec la fin de la matinée. Tout Kabgayi, c’est-à-dire jusqu’au garage du diocèse: toutes les propriétés du diocèse avec l’hôpital, les écoles, les ateliers, le grand séminaire de philosophie et les résidences du personnel.
Comme toujours le F.P.R. arrive un peu avant les heures du repas. C’est ainsi qu’ils sont arrivés à l’évêché entre 11h et midi; l’infiltration datait déjà de plusieurs jours, si ce n’est de plusieurs semaines. Ils ont cherché les évêques et spécialement l’archevêque de Kigali; celui-ci fêtait précisément l’anniversaire d’ordination épiscopale, puisqu’il a été ordonné le 2 juin 1974; on avait donc préparé un bon repas de circonstance, mais ceux qui s’en sont régalés n’étaient pas invités!
Les soldats du F.P.R. ont regroupé, devant la cathédrale, les trois évêques avec Mgr Gasabwoya, Mgr Rwabilinda, l’Abbé Muligo, le Frère Nsinga et plus tard l’Abbé Uwimana. On va garder tout le groupe là sous le soleil jusque vers 15h quand on les descend sur la route devant l’école des infirmières. Aux alentours de 19h, les militaires les remontent à l’évêché pour qu’ils prennent quelques effets personnels. Les soldats en profitent pour ramasser tous les prêtres qui se trouvaient à Kabgayi (à l’exception de ceux qui se trouvaient encore au Philosophicum). Trois jeunes filles tiennent à accompagner et à rester avec le groupe, bien que les soldats feront tout pour les éloigner. Ils leur proposaient par exemple, d’aller se mettre à l’abri, mais elles refusaient. Vers 3 h du matin du vendredi, on conduisit tout le groupe en voiture à Ruhango à une quinzaine de kilomètres; on les garda chez un particulier près de la maison communale. Dans la pièce d’à coté, d’autres prisonniers étaient ligotés à la manière F.P.R. qui va les passer par les armes tôt dans la matinée. Les évêques vont rester là avec les prêtres jusqu’au matin du dimanche 5 juin.
Le dimanche 5 juin dans la matinée, on conduit tout le groupe au noviciat des Frères Joséphites. Le curé de Byimana a la surprise de les voir là quand il va célébrer la messe dominicale pour les frères, les religieuses et les fidèles réfugiés là-bas: le Frère Vivens était venu lui demander de faire la messe parce qu’il n’y avait pas de prêtre et il concélébrera avec le groupe qui venait de Ruhango. Ce sera leur dernière messe puisqu’ils seront assassinés dans la soirée du même jour vers 19h. Est-ce une coïncidence que c’était la Fête-Dieu, appelée aussi Fête du Précieux Sang?
Il faut dire qu’entre-temps les militaires devaient attendre des ordres d’en-haut. Tout comme ils avaient voulu rassembler en un même lieu tous les responsables des communautés de Kabgayi. C’est ainsi que là où j’étais à Byimana, avec quatre autres confrères (le préfet des études de philosophât et les prêtres de la paroisse de Byimana), et avec la secrétaire de l’évêché, on est venu vendredi 3 juin au matin, nous dire que bientôt un véhicule viendrait nous emmener rejoindre les autres « banyakiliziya » (néologisme arrivé au Rwanda avec le F.P.R. pour dire « les gens de l’Eglise »). Celui qui nous a ordonné de nous préparer à partir, convoyait une camionnette qui emmenait les Sœurs Benebikira de Byimana ; pour des raisons que j’ignore on n’est pas venu nous embarquer. Y aurait-il eu divergences au sein du F.P.R., car même si le sort des évêques était déjà scellé, il n’en était pas de même pour tous les prêtres qui étaient avec eux et dont certains étaient tutsi. Finalement, les militaires tireront sur le groupe sans distinction.
J’étais donc à Byimana paroisse. En effectuant un flash-back, je me suis rendu compte que la tension était montée chez le militaires ce dimanche-là. Nous subissions une perquisition presque toutes les heures, et chaque fois la hargne était plus visible. Spécialement dans l’après-midi de ce dimanche, deux militaires ont failli même nous tuer; ils ont prétendu que ce qui les retenait, c’est que leur armé ne tue pas les prêtres, ce que nous avons cru à l’instant, sans savoir ce qui se tramait, et sans savoir à ce moment-là, que tous prêtres du diocèse de Byumba qui étaient sur place en avril 1994, avaient été exterminés sans en laisser échapper un seul. Les militaires qui nous ont malmenés cet après-midi, cherchaient à justifier leur colère par les accusations devenues habituelles selon lesquelles l’Eglise n’a pas protégé les Tutsi (et pourtant à Kabgayi, le personnel et les infrastructures du diocèse ont pu sauver plus ou moins 30.000 personnes) ; ils ont même accusé l’évêque de Kabgayi (qu’ils confondaient tout le temps avec l’archevêque de Kigali et le traitaient de «cya gikaridinali», c’est-à-dire le gros cardinal) d’avoir chez lui un immense dépôt d’armes. Visiblement ils cherchaient à forger une culpabilité qui justifierait le massacre qui se préparait.
L’assassinat s’est fait comme partout ailleurs où le F.P.R. a tiré sur les gens: on réunit tout le monde soi-disant pour parler sécurité, puis brusquement on ouvre le feu. C’est ce qui s’est passé avec les évêques et le groupe qui était avec eux. Vers 19h, on les a réunis au réfectoire des Frères Joséphites pour parler de leur séjour et de leur sécurité, leur a-t-on dit. Les militaires se sont énervés quand ils ne voyaient pas arriver l’archevêque (qui était à la chapelle) : on est allé le quérir illico presto. Entre-temps, le chef de poste s’est éclipsé avec ses subordonnées qui jusque-là étaient restés assis à l’écart. Puis des militaires enragés ont fait irruption dans la salle en demandant ce que les «femmes» faisaient là: il s’agit des trois demoiselles qui avaient accompagné les ecclésiastiques depuis Kabgayi et qui s’était obstinées à entrer et à rester avec les religieux au réfectoire alors que les militaires avaient voulu les éloigner en leur disant que la réunion ne les concernait pas ; elles ont été séparées du groupe et jetées dans un coin avec violence ; deux sont restées sur place, littéralement pétrifiées et elles ont assisté à toute la scène quand on a tiré sur tout le monde. La troisième fille s’est échappée avec le seul prêtre rescapé du massacre : ils ont réussi à s’échapper par la porte du fond du réfectoire, une autre que celle par laquelle étaient entrés les militaires. Ils ont couru vers la ferme des frères; ils se sont cachés quelques minutes, puis quand on les a retrouvés, on ne leur a rien fait: l’orage était passé.
On a donc tiré sur les évêques et leur groupe vers 19h-20h. Vers minuit, les militaires rassemblèrent les religieux, les religieuses et tous ceux qui étaient chez les frères Joséphites. De force, tout le monde devait aller regarder les corps des victimes. Ceux qui étaient près de la porte comme Sylvestre NDABERETSE, étaient réduits à de véritables passoires. Toutes les victimes étaient allongées et avaient reçu le coup de grâce, une balle dans la tête: RWABILINDA et GAHONZIRE avaient même les yeux crevés. Un seul était resté assis dans son fauteuil et n’avait pas reçu le coup de grâce: l’évêque de Kabgayi avec sa carrure large, a reçu peut-être toute la première rafale et a dû mourir sur le coup.
Avec les ecclésiastiques, sont morts deux jeunes gens qui étaient restés sans rien savoir du danger qui les guettait. Et l’on s’étonne de la présence du Supérieur Général des Frères Joséphites parmi les victimes. Car les frères avaient su ce qui se tramait et lui-même devait le savoir, mais il est resté volontairement, peut-être parce qu’il pensait qu’on allait tuer l’un ou l’autre, et pas tout le monde. Le Frère Balthazar, maître des novices (hutu, burundais par surcroît) avait essayé de sauver quelques prêtres; il avait inventé un stratagème pour les avertir de l’imminence de l’assassinat: il les faisait sortir un à un soi-disant pour leur montrer leurs chambres; mais quand il a vu que celui qu’il venait d’avertir retournait obstinément dans le groupe, il y a renoncé. On l’a lui-même assassiné quelques semaines après à Kinazi, tout comme le Frère Vivens, neveu de Monseigneur KALIBUSHI. La plupart des autres frères Joséphites présents à Gakurazo en cette nuit du massacre, ont, comme par hasard, rejoint l’armée du F.P.R. la semaine qui a suivi.
Le matin du lundi 6 juin, les militaires du FPR accompagnent le seul prêtre rescapé pour nous annoncer la terrible nouvelle, dans la version qui sera désormais officielle: des jeunes écervelés ont commis la bavure, parce qu’ils auraient trouvé leur famille décimée alors que l’Eglise n’a rien fait pour empêcher les tueries.
Nous sommes atterrés et nous pensons que notre tour viendra bientôt. En début d’après-midi, nous prenons notre courage à deux mains pour aller voir les corps des victimes: ils ont été déplacés dans une autre salle et le réfectoire a été lavé; il n’y a plus de traces, sauf l’odeur forte et caractéristique du sang, ainsi que les impacts des balles, des nombreuses balles, dans les murs. Ce sont les Sœurs de Sainte Marthe (de Kabgayi) et celles du Foyer de Charité (Remera-Ruhondo) qui ont lavé les corps et les ont placés côte à côte sur des nattes et des tapis. Tous les visages ont été couverts.
Quand nous demandons à ensevelir les corps, l’on nous dit que justement des officiers voulaient arranger cela avec nous. On m’a dit plus tard qu’il y avait trois colonels dans le groupe. Nous faisons une réunion avec eux. Nous leur faisons trois propositions qu’ils rejettent l’une après l’autre. Heureusement d’ailleurs. La première était que chaque évêque devait être enseveli dans sa cathédrale, que ce serait possible certainement pour ceux de Byumba et Kabgayi puisque c’était en zone F.P.R., tandis que l’archevêque de Kigali pouvait être confié à la MINUAR ou à la Croix-Rouge pour être enterré à Kigali. Niet. Heureusement, car on ne sait jamais ce que seraient devenus les corps, tandis que maintenant c’est sûr qu’ils ont été enterrés, ce sont eux qui gisent dans la cathédrale de Kabgayi et ils ont eu une belle messe concélébrée (des photos ont été prises). La deuxième proposition était que ce n’est pas n’importe qui, qui enterre un évêque, que donc l’autorité du F.P.R. pouvait aller chercher l’évêque de Kibungo (zone F.P.R. également) pour venir enterrer ses confrères. Deuxième niet: les «civilians» ne circulaient pas. C’était notre troisième proposition qui allait rencontrer leur agrément: enterrer les évêques dans la cathédrale à Kabgayi, et le reste dans une fosse commune à Gakurazo.
On me donna tout de suite dans la même après-midi, une camionnette (avec un mineur d’âge comme chauffeur) pour aller chercher au ‘Philosophicum’, le matériel pour creuser les tombes et la fosse commune. J’en profitai pour me rendre compte des dégâts faits à mon établissement et pour prendre au passage ma soutane. Le lendemain très tôt, on creusa les tombes. A la cathédrale, une tombe fut creusée profondément pour l’évêque du lieu; les deux autres arrivèrent à 1 m puisqu’on pensait que pour les deux autres évêques, la sépulture était provisoire, qu’on les transférerait dans leurs cathédrales respectives le plus tôt possible. A Gakurazo, on creuse une longue fosse commune. A Kabgayi comme à Gakurazo, les militaires furent alignés pour aider à creuser.
Les funérailles étaient prévues pour 14h le mardi 7 juin. Nous commencerons la messe avec un retard. Elle est chantée; je la préside: Seuls les cercueils sont sortis de la salle et rangés près de l’autel de fortune sur la ‘barza’ devant la salle où les autres corps restent allongés. Je fais un sermon qui a failli me coûter cher: il semble qu’on n’a pas attendu la fin de la messe pour tirer quelques personnes à l’écart et leur demander si je ne suis pas interahamwe, car je prenais la défense des évêques assassinés, de l’Eglise calomniée, et je m’en prenais à toute violence. Après la communion, le F.P.R. demande à parler: l’officier qui prend la parole affirme qu’ils sont tous navrés de cet assassinat, mais qu’on cherche avec acharnement les auteurs qui ne sont personne d’autres que de jeunes gens qui ont trouvé leurs familles décimées, et qui ont pensé que les évêques auraient dû empêcher ce malheur; il ajoute qu’un des coupables s’est tiré une balle parce qu’il savait qu’il serait sérieusement puni (sur le lieu-même, personne n’avait entendu aucun coup de fusil depuis la nuit horrible où furent assassinés nos confrères).
Après la messe, l’abbé Jean NSENGIYUMVA s’occupe de l’enterrement à Gakurazo; on lui demande de prendre la précaution de noter dans quel ordre les corps sont rangés, pour pouvoir les reconnaître à l’avenir. Moi je vais à la cathédrale avec d’autres personnes pour enterrer les évêques. Il fait déjà nuit et on termine l’enterrement à la bougie, avec, à l’extérieur de la cathédrale, on concert de rugissement de mitraillettes. Des journalistes anglophones passeront mais feront semblant de n’avoir rien remarqué, sauf un qui posera deux ou trois questions à la dérobée. Encore une fois, à Kabgayi comme à Gakurazo, les militaires aident à combler les fosses.
Quand nous rentrons à Byimana, quelle ne fut pas notre surprise de remarquer qu’on a démoli toutes les portes de la paroisse, que nos affaires ont été volées, et que le reste est dispersé par terre. Pourtant des militaires avaient reçu l’ordre de garder la paroisse. Mais cela n’est rien.
Vers 2h du matin (c’est l’heure des exécutions chez le F.P.R.), un groupe de militaires nous terrorise. Il a pour chef KAMARAMAZA (nom de guerre comme il est de coutume chez le F.P.R.). Deux prêtres les accompagnent (Alexandre NGEZE qui est décédé au Bugesera début juillet, et un deuxième dont je dirai le nom en cas de besoin); visiblement, ces deux-là ne se doutent pas qu’une exécution est dans l’air. On me demande de suivre la troupe. Je passe ma soutane par dessus le pyjama et on me fait une place dans la cabine de la camionnette. On file sur Gakurazo. Le chef «afandi» va en conciliabule à l’intérieur avec ses homologues ou ses supérieurs encore sur les lieux. Quand il revient, il me dit qu’il me ramène à la paroisse. C’est par après que j’ai su avec certitude le danger que j’avais pressenti, que j’ai couru cette nuit-là, et même tout le temps que je suis resté au Rwanda: comment se fait-il que je sois encore en vie, alors que tous les chefs de communautés de Kabgayi ont été tués avec les trois évêques, sauf moi? Comment rester en vie encore après ce que j’ai dit à la messe des funérailles?
C’est le lendemain qu’un journaliste de Radio-Muhabura (du F.P.R.) est venu prendre des notes. On lui a donné tous les noms des victimes, mais il s’obstinait à demander pourquoi on ne dirait pas que le Frère NSINGA est dixième prêtre assassiné! Il semble que les membres du F.P.R. de parenté proche avec NSINGA (ceux de la famille GASABWOYA d’ailleurs aussi) avaient protesté contre son assassinat. On connaît la version qui a été lue à Radio-Muhabura. Ils ont faussé les dates en disant que l’assassinat avait eu lieu «hier», c’est-à-dire le mardi 7 juin; on n’a jamais donné le nom du Frère NSINGA, mais on a donné plutôt…le mien!