Horizons et débats: Professeur de Zayas, votre mandat d’envoyé spécial des Nations Unies pour la promotion d’un ordre international démocratique et équitable a pris fin récemment. Dans votre rapport final au Conseil des droits de l’homme, vous avez formulé 23 principes pour un Ordre universel. Entre autres vous avez opté pour les thèmes: la paix, le multilateralisme, l’égalité souveraine des Etats et le droit des peuples à l’autodétermination. Pour vous, lequel d’entre ces points est le plus important?
Professeur de Zayas: Si l’on appliquait ces 23 principes, nous pourrions espérer en un ordre universel efficace garantissant le développement de tous les pays et avant tout la liberté au niveau individuel, ainsi que la liberté dans le commerce – sans sanctions unilatérales, car les sanctions unilatérales vont contre l’esprit et la lettre de la Charte des Nations Unies, elles sont contraires au droit international. Au plan légal, les seules sanctions imaginables seraient celles imposées par le Conseil de sécurité, quoique celles-là également puissent mener à de considérables violations des Droits de l’homme.
Le Conseil de sécurité n’est pas au-dessus du droit international
Le Conseil de sécurité n’est pas, lui non plus, au-dessus du droit international. Il doit s’en tenir à l’article 24(2) de la Charte des Nations Unies qui stipule qu’«en remplissant ces obligations, le Conseil de sécurité agit en accord avec les objectifs et les principes des Nations Unies.» Autrement dit – le Conseil n’est pas legibus solutus (indépendant des lois), mais il a un mandat restreint et ne peut pas agir à l’encontre de la paix ou des droits de l’homme et s’il le fait, il agit alors ultra vires, (en outrepassant ses attributions) c’est-à-dire en allant contre la Constitution des Nations Unies.
Pourriez-vous expliciter cela?
Prenons par exemple les sanctions contre l’Irak de 1991 à 2003. Dès 1995, l’Unicef estimait que 500 000 enfants avaient perdu la vie en conséquence directe de ces sanctions. Lorsqu’elles prirent fin en 2003, ces mêmes sanctions avaient causé la mort d’un million d’Irakiens. Et c’est pour cela que les secrétaires généraux adjoints des Nations Unies (Assistant Secretary Generals), les coordinateurs humanitaires pour l’Irak, Denis Halliday et le comte Hans-Christof von Sponeck, démissionnèrent tous deux de leurs mandats en signe de protestation. Halliday l’a dit très clairement: «C’est une forme de génocide, c’est un génocide.»
A ce sujet, Hans Christof von Sponeck a publié un livre au titre explicite: «Une autre guerre – le régime de sanctions de l’ONU en Irak», c’est-à-dire une guerre menée au travers de sanctions économiques pour mettre à genoux un pays.
Telle fut la pratique des Nations Unies, en violation de l’article 24 de la Charte de l’ONU, car le Conseil de sécurité n’est pas au-dessus des lois. Il doit lui aussi s’en tenir à la Charte des Nations Unies, au principe des Droits de l’homme et de la dignité humaine, son action ne doit pas entraîner un million de morts. C’est pour cette raison que ces sanctions auraient dues être levées lorsqu’on s’est aperçu qu’elles entraîneraient la mort.
Autrement dit: on doit reconnaître que les sanctions tuent, que les sanctions sont un crime contre l’humanité. L’imposition de sanctions – par exemple en temps de guerre – lesquelles sanctions doivent toucher les deux parties belligérantes, ne peut être justifiée que pour aboutir à des pourparlers, parvenir au dialogue et ne pas se limiter aux tirs d’artillerie et aux massacres. C’est ainsi que l’imposition de sanctions doit fonctionner en interdisant l’achat et la vente d’armes, d’avions de combat, de navires de guerre. Là, ce serait une forme légitime de sanctions et non les sanctions économiques, dont la conséquence directe est une pénurie de nourriture, de médicaments, d’appareils médicaux, etc., entraînant clairement et tout à fait automatiquement la mort. Ce genre de sanctions doit être considéré comme un crime contre l’humanité et faire l’objet de poursuites devant la Cour internationale de La Haye.
La Charte des Nations Unies – Constitution mondiale
Vous avez mentionné la Charte des Nations Unies. Quelle signification lui donnez-vous dans la situation internationale d’aujourd’hui?
Selon la doctrine, la Charte des Nations Unies représente la Constitution mondiale. C’est-à-dire l’ordre mondial déterminé en 1945 par les Etats eux-mêmes. La Charte des Nations Unies stipule dans l’article 103 que la Charte occupe une position plus élevée que tous les autres accords. Cela signifie, si un accord n’est pas en conformité avec la Charte des Nations Unies, cet accord doit être modifié, ou il devient nul et non avenu. Le problème est le suivant: d’un côté la doctrine, de l’autre, la réalité. La réalité ne correspond pas à la doctrine.
Nous vivons dans un monde d’hégémonies, un monde dans lequel les grandes puissances peuvent tout se permettre, un monde où elles agissent en totale impunité contre la Charte des Nations Unies, et cela ne changera pas dans un proche avenir. Ce qui me cause le plus de soucis, c’est la corruption du système, et avant tout la corruption du Conseil des Droits de l’homme, du Haut-commissariat pour les réfugiés, de la Cour pénale internationale (CPI), pour lesquels les Droits de l’homme sont instrumentalisés, transformés en armes uniquement employées pour anéantir l’adversaire, au lieu de contribuer à rétablir les hommes dans leurs droits. En outre, les plus grands forfaits depuis 1945 ont été commis par les grandes puissances. La corruption des institutions et des idées progresse.
A quels crimes pensez-vous en particulier en vous exprimant ainsi?
La plus grande violation du droit international depuis les procès de Nuremberg a été d’abord l’agression contre la Yougoslavie en 1999 et ensuite sans doute l’agression contre l’Irak en 2003. Ce qui a été particulièrement désastreux dans ce dernier cas – que je décrirais presque comme une catastrophe originelle – c’est que les Etats-Unis n’ont pas procédé à cette agression tous seuls, 43 pays se sont joints à eux dans une soi-disant «coalition des bonnes volontés».
Représentez-vous ce que cela signifie en réalité! Nous avons là une révolution, une insurrection contre le droit international! Et dirigée par les Etats qui auraient justement dû protéger le droit international, le garantir! Ces Etats ont piétiné le droit international tout à fait consciemment – les yeux grands ouverts et en toute connaissance de cause. C’était un pogrome contre le droit et la justice. Et pour cela, personne n’a été traduit en justice!
La crédibilité de la CPI fortement ébranlée
Dans de tels cas, la Cour pénale internationale aurait en principe dû réagir …
Comment agit la Cour pénale internationale? Comment fonctionne cette International Criminal Court de La Haye, aux juges grassement rétribués, quand ils ne mettent en accusation que des Africains, c’est-à-dire des criminels relativement moins graves – en comparaison à des véritables grands criminels, George Walter Bush, Tony Blair, José Maria Aznar, Silvio Berlusconi! Il ne faut pas oublier qu’en 2003, des millions de personnes sont descendus dans la rue à Milan, à Naples, à Rome. Et Silvio Berlusconi a passé outre la volonté de son propre peuple, de sa propre démocratie et a entraîné son pays dans une guerre d’agression. La même chose s’est produite en Espagne avec José Maria Aznar: des millions de gens sont descendus dans les rues, à Barcelone, à Madrid, à Séville, pour manifester contre la guerre. José Maria Aznar a quand même entraîné lui aussi son pays dans la guerre. Cela signifie que la crédibilité du système n’a pas seulement été entamée, elle a été éliminée. Quelle signification peut bien avoir une International Criminal Court qui ne traduit en justice que le menu fretin de ce monde et pas ces criminels parmi les plus grands?
Pour moi, la crise que nous vivons aujourd’hui, est une crise de l’ontologie du droit, de la nature même du droit: le droit est rétrogradé à une sorte de codex, valable uniquement pour ceux qui ont perdu une guerre et pour les hommes politiques qui ont perdu leur poste. C’est un code contre les faibles, mais pas contre les forts – et un tel code ne peut venir en aide à personne. Et nous n’en avons pas besoin.
Crise de la désinformation des populations
Comment pourrait-on récupérer cette crédibilité?
Cela se fera, si les intellectuels le réclament en Amérique, en Angleterre, en France, en Espagne, en Allemagne, en Suisse. Si les médias … mais les médias ont eux aussi été corrompus. On parle à la légère de la presse mensongère. Mais ce ne sont pas seulement des mensonges, ils encouragent les crimes des puissants. Si je vois les reportages du «New York Times» ou du «Washington Post» de 2003 concernant l’Irak, ou d’«El País», d’«El Mundo» ou d’«ABC» en Espagne concernant la Catalogne, lorsque le gouvernement a essayé d’empêcher illégalement, par des violences policières, le référendum d’autodétermination? … Les medias couvrent les forfaits.
Ils ont élaboré un système de désinformation dans lequel non seulement on ment – et on ment abondamment! – mais bien plus encore: ils laissent de côté ce qui est important, ce qui est décisif. La presse n’informe pas, la presse endoctrine en allant dans le sens du pouvoir, des patrons de presse, des conglomérats, que ce soit Murdoch ou un autre. Là, on manipule pour empêcher l’exercice démocratique du droit sur l’information. On est contraint d’aller sur des médias alternatifs pour s’informer. Chaque jour, le matin, je lis – à côté de BBC et CNN – sur Internet «The Guardian», RT, CCTV, al-Jazira, Telesur pour recevoir un éventail d’informations et ainsi élaborer ma propre synthèse. C’est ce que je fais. Mais combien de gens sont en mesure d’en faire autant? Combien d’entre eux ont le temps de confronter six, sept, huit sources différentes? C’est une crise du XXIe siècle, une crise de l’information – la désinformation du peuple. Pour sortir de cette situation … on pourrait croire que si des intellectuels se réunissaient et l’exigeaient, cela pourrait être possible.
Mais combien de fois Noam Chomsky a-t-il rassemblé autour de lui une brochette de sommités et publié des lettres ouvertes dans le «New York Times» et le «Washington Post». Et quel a été l’effet de ces lettres? Aucun. Car l’«Etat profond», le véritable pouvoir, est si convaincu qu’il peut se permettre d’ignorer la voix de ceux qui pensent autrement, comme Noam Chomsky. Ceux-là peuvent parler autant qu’ils veulent parce qu’on sait que la masse a été tellement endoctrinée, et qu’ainsi elle ne sera pas arrachée à son confort. C’est ainsi que Noam Chomsky ne représente aucun danger pour les pouvoirs qui nous dirigent.
Si de plus en plus de gens s’aperçoivent qu’ils ont été manipulés …
Par conséquent je ne vois d’espoir, au mieux, que dans l’ouverture que nous offre l’Internet qui fait que graduellement, de plus en plus de gens comprennent qu’on leur ment, comprennent que leurs gouvernants ne pensent ni n’agissent de manière démocratique, comprennent que la presse ment et publie un choix unilatéral des faits. Il n’est pas facile d’en arriver au point de ne plus être influencé par le «New York Times» ou le «Washington Post», la BBC ou la Deutsche Welle. Moi-même, je ne suis plus manipulé. Quand j’ouvre le «New York Times», à la fin de chaque article, je vois se dessiner un point d’interrogation: cela se peut, ou bien non. Je ne me fie pas à «l’éthique» des journalistes, car je pense qu’ils n’en n’ont pas. Ils font ce qu’on leur ordonne de faire. Et s’ils font autre chose, ils perdent leur emploi. Il y a assez d’exemples de journalistes ayant perdu leur emploi. En Amérique, en Angleterre, en France, en Allemagne, de nombreux commentateurs politiques ont perdu leurs postes! Donc, si de plus en plus de gens comprennent de quelle façon ils ont été manipulés et à quel point la presse est toujours manipulatrice, ils n’auront alors pas d’autre alternative que de rechercher eux-mêmes, comme des autodidactes, les informations. C’est alors que viendront les groupes alternatifs, en France, aux Pays-Bas, en Allemagne, qui offrent autre chose et qui graduellement élargiront leur audience. Naturellement ils sont diabolisés. Il y a deux semaines, lorsque les élections en Italie ont été remportées par une coalition de partis alternatifs, ces derniers n’ont pas été à même de former un gouvernement parce que le président italien a tout simplement mis de côté la volonté populaire de façon totalement anti-démocratique et a annoncé qu’il nommerait quelqu’un d’autre comme premier ministre.
C’est un scandale sans précédent! Et qu’en dit l’Union européenne, chargée du respect de la démocratie en vertu du Traité de Lisbonne? Oettinger déclare que cela apprendra aux Italiens à ne pas voter pour les populistes. C’est un véritable scandale qu’un commissaire de l’Union européenne puisse se prononcer avec un tel aplomb directement à l’encontre de la démocratie! Et cela, sans qu’il lui soit demandé par la presse – et je parle là de la «Süddeutsche Zeitung», de la «Frankfurter Allgemeine Zeitung», de la «Zeit» – de démissionner de son poste. Cela serait l’éthique, le juste, le «normal». Mais nous ne vivons pas dans un monde normal.
«Je ne changerai aucun mot dans la formulation de mes rapports»
Vous avez occupé un poste très important lorsque vous étiez rapporteur spécial, et ce n’était là qu’une partie de l’ensemble de votre activité au Conseil de droits de l’homme. C’est justement au cours de ce mandat que vous vous êtes employé pour toujours plus de démocratie dans le monde et en faveur de l’ancrage de cette démocratie dans l’ordre universel. En tout, vous avez rédigé 14 excellents rapports très détaillés. Depuis les longues années que nous nous connaissons, nous avons publié dans «Horizons et débats» de nombreuses parties de la substance de vos rapports constituant un large éventail du droit international. En tant qu’expert, que pensez-vous rétrospectivement de cette période?
Je ne changerai aucun mot dans la rédaction de mes 14 rapports. Je déplore seulement que le système ait été ainsi conçu que, nous les rapporteurs, nous soyons en quelque sorte une réunion de Cassandres. Il nous est permis d’attirer l’attention sur des problèmes mais personne ne songe à transformer nos recommandations en actions. Il n’y a absolument aucun système d’application (follow up) de nos propositions concrètes et pragmatiques. Finalement, nous servons d’alibi. Nous servons de feuille de vigne non seulement pour les Nations Unies, mais aussi pour l’establishment, pour les conditions existantes. Notre fonction est essentiellement, non pas de changer ce qui est, mais tout au contraire de le laisser en l’état, de défendre le statu quo. Car, il y a tant de forces dirigeantes qui veulent ce statu quo. Elles veulent cimenter l’injustice. Elles veulent un système qui attribue des privilèges et qui les garantisse. Aussitôt qu’un rapporteur, comme moi, souligne les problèmes sans ménagement et formule des propositions concrètes pour leur solution, il est insulté ad hominem. J’ai sans doute eu cet honneur extraordinaire d’avoir fâché tant de gens au pouvoir qu’on m’a appelé communiste, marxiste, tsariste, castriste, mais aussi fasciste, nazi, néonazi, protonazi – j’ai parcouru pendant les dernières six années tout le spectre des attaques ad hominem. Ce qu’ils ne font jamais, c’est débattre des arguments. Ils savent parfaitement que s’ils se lancent dans un débat, ils perdront, car ils n’ont tout simplement pas d’arguments. Tous mes rapports sont quasi mathématiques, ils ont une logique intérieure, d’A à B puis de C à D, sans sauter une étape. Je n’impose rien à mon lecteur. A mon lecteur, je veux exposer les faits et les arguments cohérents. Je laisse alors l’intelligence naturelle du lecteur se mettre en route, si bien qu’il se convainc de lui-même. Ce n’est pas mon travail de convaincre les autres, je ne suis pas un prophète et je n’ai pas envie d’en être un. Je suis un professionnel, un expert indépendant qui expose les faits. J’affirme que par l’application d’une logique cohérente, vous en viendrez vous-mêmes à ces conclusions, mais vous pouvez également en venir à d’autres conclusions, pourquoi pas? C’est juste un point de vue que je rends accessible à ceux qui le souhaitent.
«Tout est prouvé»
Vous avez rédigé tout cela dans vos rapports …
Oui, par exemple le rapport sur le Venezuela. C’est-à-dire, le rapport que j’ai présenté – il n’a pas encore été publié. J’ai présenté un rapport comportant 189 notes de bas de page et dix annexes. Qu’est-ce que cela veut dire?
Cela veut dire que celui qui n’est pas convaincu par le texte principal, peut lire les 189 notes de bas de page. Je n’ai pas tiré les arguments de mon chapeau. Tout est prouvé. J’ai inclus en annexe les documents peu ou non accessibles. Le rapport n’a pas encore été publié, il est maintenant dans les mains des gouvernements du Venezuela et de l’Equateur, car j’ai visité les deux Etats. Et il est dans les habitudes de la maison qu’avant la publication d’un rapport, l’Etat dont il s’agit ait la possibilité de le lire et il a même le droit de formuler des commentaires, dont la maison fera état.
L’Assemblée générale de l’ONU instaure la charge de haut-commissaire pour les droits de l’homme
Depuis quand existe-t-il un haut-commissaire pour les droits de l’homme?
J’étais à Vienne à l’occasion du Congrès mondial des droits de l’homme (1993). Lors de ce congrès mondial a été formulée, dans la Déclaration de Vienne et le Programme d’action 2e partie, paragraphe 18, la proposition de créer le poste de haut-commissaire pour les droits de l’homme. A l’époque, lorsque nous avons inclus cette vieille idée d’un haut-commissaire pour les droits de l’homme dans la déclaration, nous n’avions aucun pressentiment de la prise en considération sérieuse de notre demande et de la création réelle d’un poste par l’Assemblée générale durant sa 48e session! Cela s’est fait par la résolution 48/141 du 20 décembre 1993. C’est ainsi que nous avons eu le premier haut-commissaire des droits de l’homme, José Ayala-Lasso. J’ai eu l’honneur de travailler pour lui, et j’ai écrit quelques-uns de ses discours. Nous avons eu une collaboration très positive. C’était quelqu’un de très orienté vers le résultat et aucunement enclin à la diabolisation. Ce n’était pas un de ces hommes politiques volontairement grande gueule se répandant en grandes phrases, ce n’était pas un showman, il n’avait aucun intérêt à flatter la presse. Il voulait des résultats. C’était un diplomate pondéré essayant de négocier avec les Etats pour atteindre des résultats par ses bons services sans offenser nécessairement l’Etat ou le chef d’Etat concerné, ce qui est devenu actuellement une fâcheuse habitude dans le milieu des droits de l’homme.
Vous avez façonné l’expression «Industrie des droits de l’homme». Qu’entendez-vous par là?
Une industrie de droits de l’homme a fait surface, à laquelle prennent part non seulement les haut-commissaires, mais encore les diplomates, les ministres, les experts indépendants et les organisations non-gouvernementales, agissant en fonction de ce pour quoi ils sont payés. C’est une malédiction du monde moderne, les grandes multinationales financent le Haut Commissariat des droits de l’homme pour que certains sujets soient traités et pas les autres. On a seulement un certain laps de temps alloué, et un certain nombre de collaborateurs, et si ces gens sont occupés à de fausses priorités, il ne reste plus de temps pour ce qui est important. Je connais tous les hauts-commissaires, et j’ai écrit même deux articles sur le bureau du Haut Commissariat pour les droits de l’homme, l’un pour l’Encyclopédie du droit international et l’autre pour le Dictionnaire des Nations Unies.
José Ayala-Lasso occupa tout d’abord le poste jusqu’en 1997, puis nous avons eu un interrègne. Vint ensuite, jusqu’en 2002, Mary Robinson, suivie de Sérgio Vieira de Mello, victime d’un attentat à Bagdad le 18 août 2003. Il y eut ensuite à nouveau un interrègne, très heureux, un haut-commissaire «Acting» (intérimaire) des droits de l’homme, qui n’a jamais reçu le titre. Mais il a très bien géré le service pendant deux ans. Un grand intellectuel et un homme très engagé qui avait aussi le sens de la relativité et des vraies priorités, Bertrand Ramcharan, de la Guyane. J’ai écrit l’article le concernant pour l’Oxford Encyclopédie des droits de l’homme. Bertrand Ramcharan a occupé le poste par intérim pendant deux ans, ensuite est arrivée la juriste canadienne Louise Arbour, puis la Sud-Africaine Navanethem Pillay. Elle a occupé le poste jusqu’en 2014, suivie par l’actuel haut-commissaire, le Jordanien Zeid Ra’ad Al Hussein dont le mandat prendra fin en août de cette année. Nous aurons alors un nouveau haut-commissaire. Et c’est bien sûr un poste avec un énorme potentiel, si on le place en de bonnes mains, si on ne nomme pas un politicien ou un manager, mais quelqu’un qui a une éthique, quelqu’un qui se consacre à un ordre universel fondé sur la base de la dignité humaine, quelqu’un qui veuille réellement encourager le droit au développement et demeure dans la ligne du droit.
Un rapport final en forme d’héritage pour le Conseil des droits de l’homme
Dans votre rapport final, vous parlez de la nécessité d’introduire un nouveau paradigme.
Mon rapport final du mars 2018 (a 8 c 37/63) est pratiquement l’héritage que je laisse au Conseil des droits de l’homme. Nous vivons avec une hypothèque certaine, nous vivons avec un handicap certain: nous parlons des droits de l’homme de la première, deuxième et troisième génération, ce qui naturellement contient en soi déjà une discrimination, car la plupart des gens pensent que les droits de l’homme de la première génération seraient les seuls à être les droits de l’homme «authentiques». Ceux de la deuxième génération, en effet, les droits économiques, sociaux et culturels, ne sont pas aussi importants que les droits civils et politiques. Et pour les droits de la troisième génération, les droits à un environnement propre, à la paix, au développement, pour ceux-là, nous n’avons pas le temps, pour ceux-là nous n’avons pas d’argent, et ces droits n’existent en fait que sur le papier. Mais on ne fera rien pour les mettre en œuvre. La question importante que nous devons nous poser est la suivante: dans quel but avons-nous élaboré toute cette structure des droits de l’homme? A qui tout cela sert-il? L’alpha et l’omega, c’est la dignité humaine, et l’ensemble des droits de l’homme doit être appliqué dans le sens de la dignité humaine – pas de concurrence entre les divers droits de l’homme, mais des droits de l’homme qui ont tous le même objectif – l’individu en tant que créature de Dieu, l’individu en tant que receptacle d’une dignité donnée par la providence.
Quatre catégories de droits de l’homme
Pourriez-vous nous éclairer un peu plus à ce sujet?
La première de mes quatre catégories – qui remplaceraient alors ces trois générations – couvre les droits qui nous donnent la possibilité de revendiquer avant tout les autres droits. Ces droits d’habilitation (enabling rights) sont: le droit à la nourriture, le droit à l’accès à l’eau, le droit d’avoir un toit au-dessus de la tête. De cette façon seulement je peux exercer, éventuellement presque comme un luxe, mon droit à la liberté d’opinion. Pour un Africain qui meurt de faim, le droit à la liberté d’opinion n’a pas vraiment de sens. Je donne à la deuxième catégorie le nom de droits de l’immanence, ou de droits incluant nécessairement d’autres droits, comme par exemple le droit sur l’égalité. Chaque droit de l’homme séparé contient en lui-même un sine qua non, ce droit à une justice égale pour tous, un droit qui ne peut être appliqué arbitrairement. J’ai exactement le même droit à la propriété que toi, pas plus, mais pas moins non plus, j’ai le même droit à la liberté d’opinion que toi, pas plus, mais pas moins non plus.
Ce principe de l’égalité est présent en permanence dans tout le système des droits de l’homme. L’ensemble de ces droits doit alors, naturellement, être interprété au vu des principes généraux du droit, c’est-à-dire qu’y est inclus le principe du non-exercice de mes droits à ton détriment. Mes droits doivent ainsi s’exercer de façon à ce que je n’entrave pas tes droits. En outre, le principe ex iniuria ius non oritur, c’est-à-dire je ne peux pas exercer le droit d’une manière injuste et par le biais de cette injustice que j’aurais créée, me procurer d’autres avantages, et affirmer ensuite que cette démarche fait partie des droits de l’homme. Là, je parle de la corruption. Aujourd’hui, les droits de l’homme sont corrompus, et ils sont corrompus par les «experts» des droits de l’homme et par les organisations non-gouvernementales.
Dans quelle mesure?
Les «experts» des droits de l’homme sont des êtres humains – et souvent des carrièristes. Les organisations non-gouvernementales ont besoin d’argent, et parce qu’ils reçoivent cet argent des multinationales, ils corrompent les droits de l’homme. Car les droits de l’homme établissent des barrières pour l’économie et pour les corporations multinationales. Et ces gens ne veulent aucune barrière. Ils pensent: comment pourrait-on étouffer le danger représenté par les droits de l’homme en créant des «red herrings» (fausses pistes), ce qui veut dire une diversion, une manœuvre que j’accomplis pour que tu ne voies pas ce que je veux; cela peut être un divertissement, une activité pour distraire ton attention de ce qui est important. Cette façon de neutraliser les droits de l’homme est donc absolument la stratégie du pouvoir et des multinationales. On pourrait désigner de nombreuses organisations non-gouvernementales comme des mercenaires des droits de l’homme ou des Condottieri.
Quelle est votre troisième catégorie?
Viennent ensuite les droits procéduraux. Ce sont les droits qui ne sont pas irremplaçables, qui ne modifient pas la vie. Ce sont cependant là des droits importants dont on a besoin pour le développement personnel de l’individu, pour atteindre la réalisation du potentiel, se compléter, pour ainsi dire se perfectionner: le droit à l’information, aux renseignements corrects, le droit d’avoir sa propre opinion et le droit de manifester librement ses opinions, également le droit à l’exercice d’une religion nécessaire à mon propre perfectionnement, le droit à la famille et à la protection de cette famille.
«Vivre ensemble dans le respect mutuel»
Et quelle est la quatrième catégorie?
Nous atteignons alors à ce que je désigne comme les droits de résultat pour lesquels toute la structure des droits de l’homme, forme la base dogmatique des droits de l’homme: vivre à fond réellement ma dignité d’homme, vivre comme celui que je suis, dans mon identité. J’ai le droit d’être moi-même, hors de l’esprit du temps, sans politiquement correct, sans intimidation, sans auto-censure, tout à fait simplement «the right to be me». Exactement comme tu as le droit d’être toi-même. Sans intimidation, sans chantage, sans avoir à me vendre. C’est donc le but de la structure des droits de l’homme que nous puissions vivre ensemble dans le respect mutuel, et que chacun de nous ait sa propre identité. On ne devrait jamais contraindre qui que ce soit à abandonner sa propre identité, ni le menacer dans son identité, ni l’attaquer sur ce point.
Droits de l’homme «favorables à l’économie» à la Soros
C’est exactement cela que veut détruire la corruption des droits de l’homme. Les droits de l’homme, ainsi que les conçoivent George Soros et de nombreuses organisations non-gouvernementales de ma connaissance, sont «business friendly human rights» (droits de l’homme favorables à l’économie). Ce sont les droits de l’homme qui sont bons qu’à gagner de l’argent, pour pouvoir se défouler et si vous en avez envie, se payer la tête des autres. C’est insolent, mais c’est de cette liberté-là dont parlent ces gens! J’ai la liberté d’édifier une industrie m’accordant un salaire 100 fois plus élevé que le salaire d’un de mes collaborateurs. J’ai le droit de mettre sur pied une banque ou un organisme financier par lequel je peux me faire attribuer un bonus de deux ou trois millions à la fin de l’année alors que mes collaborateurs ne perçoivent pas un salaire digne de ce nom. Et si je n’ai plus besoin d’eux, naturellement, je les licencierai sans couverture sociale. Voici donc les idées de ces personnes dont fait partie George Soros: le droit à la propriété, et plus explicitement à la propriété privée. Et il en va de même pour le philosophe du capitalisme Ayn Rand qui a aussi écrit un livre intitulé «The Virtue of Selfishness» [La vertu de l’égoïsme]. Et tout finit par se résumer à la notion «le droit à la propriété est un des droits de l’homme». Ou comme Pascal Lamy, ancien président de l’Organisation du commerce mondial (OCM) le formulait tout à fait honnêtement: «Le commerce mondial est un droit de l’homme mis en pratique». J’ai cité cela dans l’un de mes rapports. Celui qui peut dire cela n’a pas la moindre idée de ce que signifie la dignité humaine. Cette personne est doctrinaire, c’est un idéologue. L’idée est que le commerce rapporte de l’argent. Si le commerce rapporte de l’argent, alors moi, j’ai davantage d’argent, et s’il y a quelques retombées, les pauvres en profiteront également. C’est pourquoi le commerce est un droit de l’homme. C’est une manière saugrenue de voir le monde. Et aussi mon expérience d’il y a cinquante ans, quand j’étais étudiant à Harvard où je crois vraiment n’avoir jamais entendu le mot «éthique». Dans tous les cours que j’ai suivis dans le département de droit, la formation que j’ai reçue ne visait pas à faire de moi un membre d’une société aspirant à la justice, mais plutôt un gladiateur qui affronterait d’autres gladiateurs, et le plus fort d’entre nous l’emporterait. Et c’est ce qu’alors on appellait la justice. Donc, le pouvoir c’est le droit.
Idée de la fraternité de l’humanité
Comment en êtes-vous venu aux bases de l’éthique?
Je suis un produit des jésuites. Et j’ai pris au sérieux le Nouveau Testament. Je l’ai lu et j’y ai réfléchi. Je trouve qu’un système de droits de l’homme doit se fonder sur cette conviction religieuse de la dignité humaine. Il est significatif que nous ayons été créés comme les enfants du même père, et que tous les autres individus au monde soient nos frères, et c’est pourquoi cette très belle idée de Friedrich von Schiller est contenue dans l’«Ode à la joie»: «Soyez étreints, vous qui êtes des millions, par ce baiser du monde entier.» Cette idée de la fraternité de l’humanité. Il me semblait compréhensible, logique, que non seulement nous ne sommes pas des brigands, ni des requins, ni des crocodiles ou des aigles royaux, nous vivons dans une société ordonnée fondée sur des millénaires de coopération et où la créativité, la créativité humaine, n’a pas toujours été du domaine de la propriété privée, elle était alors le bien commun. Pendant des millénaires elle a été tout simplement répartie entre tous les trésors de l’intelligence humaine. L’Unesco parle de «patrimoine mondial». Et les autochtones américains (ceux qu’on dénomme à tort les «Indiens») partagent cette philosophie des relations humaines et de la relation inter-générationnelle.
Un exemple de notre temps: le «world wide web». Le «www» a été mis au point par le Centre européen de la recherche nucléaire (CERN) et on en a fait cadeau au monde entier. Le «www» n’a pas été breveté. S’il l’avait été, on aurait pu financer les Nations Unies pour l’éternité. Si seulement on avait affecté un tout petit budget à cet objectif …
Dans plusieurs de vos rapports, vous avez soulevé la question de la taxation sur les transactions financières (taxe Tobin), une taxation jamais introduite sur le marché international des devises. Quels sont les liens avec les droits de l’homme, avec un ordre mondial démocratique, égal et équitable?
Nous avons un problème artificiel, celui du non financement des programmes de droit de l’homme et beaucoup d’autres choses par les Etats parce qu’ils se trompent sur leurs priorités. Si on mettait en place dans le monde entier un impôt sur les transactions financières, on récolterait plusieurs fois les fonds nécessaires. Mais les banques ne veulent pas. C’est un scandale que ces bandits aient tant de pouvoir qu’ils aient réussi à bloquer sur des décennies toute initiative d’adoption d’une taxe sur les transactions financières! Car ils ne veulent pas partager – au fond, ils veulent tout garder pour eux.
Je ne comprends pas pourquoi quelqu’un qui possède déjà – disons, 50 millions de dollars, pourquoi cet individu désire posséder 100 millions de dollars? Ou pourquoi veut-il avoir 500 millions ou 1 milliard? Pourquoi? Il ne pourra jamais le dépenser durant sa seule existence. Mais cet argent a été enlevé à la société et ne se trouve plus disponible pour l’enseignement général, pour l’alphabétisation universelle, pour la protection de l’alimentation de tous les êtres humains de cette terre, pour la sécurisation des programmes anti-malaria, anti-VIH et pour la lutte contre de nombreuses maladies, comme la maladie de Lyme (Borreliose), qui pourraient être vaincues si l’on disposait de plus de fonds. Mais ce n’est pas là qu’on investira de l’argent.
On peut résoudre les problèmes en adoptant les vraies priorités
Le problème des Nations Unies, du Conseil des droits de l’homme, du Haut-commissariat des droits de l’homme est qu’ils se trompent de priorités. Si l’on imposait seulement les priorités justes, on pourrait résoudre tous les problèmes et il y aurait assez d’argent pour cela. Mais tant que cette avidité des grands existera, tant qu’ils refuseront de payer des impôts… J’ai ainsi consacré tout un rapport aux paradis fiscaux. C’est un tel crime que les super-riches refusent de rendre à la société un peu de ce qu’ils lui ont, de fait, volé. Car selon moi, l’argent, ma propre fortune, doit avoir un rapport quelconque avec mes activités. Ces gros spéculateurs, comme George Soros, ou comme Warren Buffet, n’ont absolument rien créé, ont seulement joué et parié sur les marchés et c’est cela qui les a enrichis. Mais ils n’ont fait que prendre à la société, et ensuite ils se permettent de se présenter en philantropes. Soros en particulier, est pour moi un personnage dangereux, car non seulement il possède une fortune qu’il n’a pas gagnée par son travail mais en plus il se permet de nous dire ce que sont les droits de l’homme et veut nous prendre notre identité afin de nous contraindre à devenir des numéros.
Voilà ce que je perçois dans le monde moderne et je crains en effet que nous soyons devenus de purs robots. Notre fonction est à vendre pour que la production puisse aller de l’avant; la production de ce qui est totalement inutile, de ce dont je ne veux pas mais que la société veut qu’on achète. On me propose toutes sortes de choses dont je n’ai pas besoin. Et on m’appelle à 5 heures, 6 heures, 7 heures du soir sur mon téléphone privé pour proposer quelque chose dont je n’ai pas besoin. C’est inouï de voir cette société dévoyée qui s’est développée en n’existant que sur la base de l’argent, et que la seule chose que tant de gens veulent, ce sont les biens matériels, donc pas les valeurs spirituelles comme la famille ou une saine relation homme-femme ou le renforcement de la relation mère-enfant mais uniquement: «Je voudrais avoir le dernier iPad, je veux porter les toutes nouvelles chaussures de sport etc.» C’est une société très précaire et très superficielle.
Des valeurs intellectuelles à la place des biens matériels
Au fond, on devrait toujours avoir ces célèbres tableaux du Moyen-Age sous les yeux, et avant tout le tableau «Memento mori» (souviens-toi que tu es mortel) ou la «danse macabre». Car lorsque la mort vient, elle nous emporte tous, que l’on soit riche ou pauvre, roi ou mendiant, pape ou athée. Ce sont là des faits qui ont été effacés en quelque sorte de notre société moderne.
Je ne serais pas étonné, si je demandais à un garçon ou une fille la signifcation de la danse macabre, que la plupart n’ait pas la moindre idée de sa signification et du rôle culturel qu’elle a joué en Europe. De même, s’ils voient un tableau comportant une tête de mort et quelque part la mention «memento mori», «vanitas vanitatum» (représentation judeo-chrétienne de l’éphémère des choses terrestres), ils n’en comprennent pas le sens. Ils ne réalisent pas à quel point la vie est brève et les vanités futiles, ni les fortes contradictions au sein de la société ni l’emprise des pulsions dans lesquelles ils se trouvent en courant après les dernières modes …
Rapport sur le droit à l’autodétermination des peuples
Mais revenons à mon travail en tant que rapporteur: il y a plusieurs de mes rapports que je tiens pour particulièrement importants et qui ont aussi de l’avenir. Le rapport qui a peut-être été cité le plus souvent et a exercé le plus d’influence, est mon rapport sur le droit à l’autodétermination des peuples. Il s’agit non seulement de la décolonisation, mais du droit fondamental d’un peuple de déterminer son propre avenir. Il y a des peuples qui ont reçu ce droit sans avoir à faire de guerre. Ainsi, après la chute de l’Union soviétique, de nombreux Etats ont obtenu leur indépendance sans entrer en guerre.
Dans le cas de l’ex-Yougoslavie, il n’y a pratiquement pas eu de guerre en Slovénie. La Slovénie a pu se dégager aisément. Il en est allé autrement en Croatie, autrement en Bosnie-Herzégovine, mais du moins, la Slovénie y a échappé assez facilement. Mais il y a aussi d’autres peuples qui, pour affirmer leur droit à l’autodétermination, ont beaucoup souffert et n’ont finalement pas abouti. Exemples: les Igbos de Biafra au Nigeria ont été massacrés, plus d’un million de victimes, les Tamouls au Sri-Lanka, plus de 100 000 victimes. Naturellement, les Tamouls ont droit à avoir leur propre Etat, naturellement les Igbos ont le droit à avoir leur propre Etat. Mais les gouvernements centraux ne le tolèrent pas, et ils sont disposés à massacrer leur propre peuple, à perpétrer en fait un génocide, pour garder leur soit-disant intégrité territoriale. Les Igbos possédaient beaucoup de pétrole. Les multinationales, en particulier Shell, Royal Shell, ont une grande responsabilité dans le génocide contre les Igbos. Les Igbos n’ont pas eu leur autonomie. Le peuple bangladais l’a obtenue, mais la guerre entre le Pakistan, l’Inde et le Bangladesh a coûté jusqu’à 3 millions de vies humaines.
L’ONU a besoin d’une stratégie préventive destinée à la résolution des conflits
Quelle serait – ou quelle devrait être – la tâche des Nations Unies dans ce domaine?
Il est de leur devoir de prévoir une stratégie, d’établir un dialogue entre le gouvernement central et ceux qui aspirent à l’autodétermination de façon à ce qu’on n’en arrive pas à la guerre.
C’est une stratégie préventive, et j’ai parlé des Igbos, mais si l’on regarde la carte de l’Afrique, on remarque que les frontières n’ont absolument aucun sens, qu’elles ont été tracées arbitrairement par les Européens; cela signifie que les groupes ethniques, les régions, les groupes religieux, linguistiques, culturels ont été mis en pièces. Dès que ces gens ont atteint un niveau de compréhension de ce que le colonialisme a signifié concrètement pour eux, s’ils comprennent les inconvénients du colonialisme, ils voudront tout à fait naturellement modifier les frontières. C’est leur bon droit. Ce que les Nations Unies devraient faire, c’est de l’anticiper et de s’occuper à l’avance des solutions à apporter afin qu’on n’en vienne pas à des guerres régionales. Mais les Nations Unies – malheureusement – ne font rien, s’occupent de choses accessoires. Et là où il existe déjà des guerres, elles ne font que fort peu de choses pour traiter le conflit et lui mettre fin par leurs bons offices.. Je pense naturellement au Yémen, je pense à Gaza et je pense à la Syrie.
«Je continue à enseigner»
Quelles seront vos priorités à l’avenir, après la fin de votre mandat?
Tout d’abord, je vais continuer à enseigner. La relation avec les jeunes générations est très rafraichissante pour moi. J’aime discuter avec eux et cela, non pas de supérieur à inférieur, pas d’une manière arrogante, mais d’une manière tout à fait normale bien que je sache que je suis le professeur et qu’ils sont les élèves. Bien que je sache que je pourrais être non seulement leur père mais aussi leur grand-père, mais cela n’empêche pas de construire avec mes étudiants une relation humaine et une relation de confiance. J’ai encore des contacts avec des étudiants qui ont fait leurs études avec moi au début des années quatre-vingts, donc il y a 37 ans. Maintenant, ils ont naturellement déjà des enfants et une famille. Ce sont des gens qui réfléchissent, qui m’ont aussi beaucoup apporté. Il y a une belle citation de Sénèque: «En enseignant, nous apprenons», «docendo discimus», et c’est très vrai. J’ai beaucoup enseigné à mes étudiants, mais j’ai également beaucoup, vraiment beaucoup reçu. Beaucoup de mes étudiants n’étaient pas immédiatement d’accord avec moi; ils ont aussi remis en cause et n’étaient pas satisfaits de divers arguments que j’ai énoncés; mais je le leur ai permis d’exprimer en quelque sorte une opinion complètement différente. Je leur ai aussi toujours garanti – et je m’y suis toujours tenu – qu’ils ne seront pas pénalisés s’ils avaient d’autres opinions que les miennes. J’ai dit aux étudiants: vous avez le droit et le devoir d’avoir votre propre opinion même si je ne suis pas d’accord avec elle. L’unique chose exigée de ma part est qu’ils mettent sur le papier leurs idées ou leur vision d’une manière logique, bien structurée afin d’essayer de me convaincre, car cela est l’opinion correcte ou l’interprétation correcte du droit. J’ai aussi adopté cette conduite envers certains étudiants bien qu’en fin de compte, je n’étais pas du même avis qu’eux. J’exige pour ainsi dire l’authenticité de l’argumentation. L’argumentation ne doit pas être un écho de ce que j’ai exposé dans le cours.
Ils doivent l’avoir en quelque sorte prise pour eux, l’avoir en quelque sorte digérée, l’avoir en quelque sorte chacun pour soi reconstruit et enrichi ensuite de leurs propres expériences personnelles. Je veux dire que j’ai réussi à former un bon nombre d’étudiants qui apporteront quelque chose à l’avenir. Ce que j’ai apporté aux étudiants était aussi un devoir de vérité, un devoir d’être honnête avec soi-même, de ne pas se comporter en opportuniste. Je leur ai dit: si j’avais été opportuniste, je serais sans doute monté beaucoup plus haut dans la hiérarchie des Nations Unies. Mais pourquoi? Je n’aurais absolument rien accompli, je n’aurais fait qu’occuper les plus hauts postes mais je n’aurais été qu’une marionnette aux mains de ceux qui se trouvaient encore plus haut. J’aurais fait ce que mes supérieurs hiérarchiques voulaient, pas ce que je tenais pour correct, éthique ou encore significatif. C’est là le premier point, je vais continuer à enseigner.
Autre chose: je suis fatigué des invitations à participer à des podiums aux Nations Unies, et cela restera ainsi pour les années à venir. J’ai aussi reçu des invitations en tant qu’expert pour des organisations ou pour des gouvernements. Mais dans ce cas, je choisirai uniquement ceux pour qui je pense que je peux apporter quelque chose de positif. S’il s’agit seulement de répéter ce que d’autres ont déjà fait ou dit, cela n’a aucun intérêt pour moi.
Le plaisir par la littérature et la musique
Encore une chose: j’ai déjà publié un livre couronné de succès de traductions de Rainer Maria Rilke en anglais.
La traduction est une activité que je trouve belle, esthétique même. Pour moi, c’est une sorte de thérapie. J’entre dans le beau monde de Rainer Maria Rilke, de Joseph von Eichendorff, d’Hermann Hesse. Pendant les deux ou trois heures que je passe à traduire, je suis heureux, je me rends heureux. Car j’ai quelque chose de beau devant moi et j’ai la possibilité d’en faire aussi quelque chose de beau en anglais. Le temps passe incroyablement vite. Quand on «est» dans une traduction, l’esprit est entièrement mobilisé. Toutes ces images vous passent alors par la tête, avec les couleurs et les nuances des mots. C’est una activité que je pratique très volontiers, avec un grand, un très grand plaisir. Des traductions, il y en aura toujours assez, mais je choisirai uniquement des poètes ayant une signification pour moi. Je ne peux pas m’imaginer que je … – mais vous savez, il y a à présent un tas de soit-disant poètes qui se disent poètes, c’est comme pour la peinture, il y en a beaucoup qui se disent peintres mais ce qu’ils ont produit ne veut rien dire pour moi.
En dernier lieu, l’activité à laquelle je vais probablement me consacrer à nouveau, c’est la musique. Autrefois, j’ai joué du piano, j’ai un piano ici à la maison pour ma femme. Mais je m’assieds rarement au piano pour jouer parce que je suis très mécontent de ma façon de jouer et je sais qu’il faudra beaucoup travailler pour pouvoir à nouveau jouer de façon satisfaisante. C’est pourquoi je ne l’ai pas fait jusqu’à présent. Mais à présent, je vais avoir le temps de m’y remettre. Ce serait probablement une belle activité pour les années à venir. La musique me procure énormément de plaisir. Je ne peux imaginer de plus belle existence que celle du compositeur qui écrit des symphonies ou des opéras, encore plus belle que celle de l’interprète d’œuvres musicales. Car lorsque je joue de la musique, je peux y mettre toute mon âme, mais en fin de compte, ce n’est pas ma propre création, mais celle de Beethoven, de Brahms ou de Schumann. Pour moi, l’homme véritablement le plus grand, celui qui m’a le plus apporté, personnellement et au monde, c’est Beethoven. J’aime aussi beaucoup Wagner, Schubert, Brahms et Richard Strauss. Beethoven a quelque chose en lui qui surpasse les autres, je trouve, et de penser que cette personne avait le bonheur, non seulement de posséder un talent incroyable, mais encore la joie de transposer ce talent dans des symphonies, des messes et des opéras, c’est pour moi le bonheur absolu, et de savoir que ce qu’il a accompli, demeure. C’est beaucoup plus que ce qu’un écrivain peut laisser au monde. Je crois que Beethoven laissera une empreinte beaucoup plus durable que Schiller ou Georg Büchner. La musique vous touche, la musique est cette langue universelle qui – où que vous soyez – vous rend heureux. Si l’on pouvait recommencer, au cas où on pourrait recommencer …
Quel est votre dernier mot en tant que rapporteur?
Je suis reconnaissant. Je suis reconnaissant d’avoir eu l’occasion de servir la cause des droits de l’homme. Je remercie mes assistants et mes nombreux collègues. Mais il n’y a pas de dernier mot – à l’avenir, je continuerai à enseigner les droits de l’homme à la Geneva School of Diplomacy et à répondre aux invitations de plusieurs universités. Je suis toujours convaincu que depuis 1945 de grands progrès ont été atteints et qu’un ordre international démocratique et équitable est possible. Quand on œuvre pour les droits de l’homme, il faut de la patience, de la persévérance et de la passion.
Merci infiniment pour cet entretien.
________________________________________________________
Alfred-Maurice de Zayas (Etats-Unis, depuis 2017 citoyen suisse) a étudié l’histoire et le droit à Harvard, où il a obtenu son diplôme de docteur en droit. Il a exercé dans le domaine du droit des sociétés au sein d’un cabinet d’avocats newyorkais et il est membre retraité des barreaux de New York et de Floride. Il a obtenu un doctorat en histoire à l’Université de Göttingen en Allemagne.
- de Zayas a été professeur associé de droit dans de nombreuses universités, parmi lesquelles l’Université de Colombie britannique au Canada, l’Institut des hautes études internationales et du développement de l’Université de Genève, et l’Université de Trier (Allemagne). Il enseigne actuellement le droit international au sein de la Geneva School of Diplomacy.
En 2009, M. de Zayas était membre de la commission de travail de l’ONU ayant rédigé un rapport sur le droit de l’homme à la paix, qui a par la suite été discuté et élaboré plus en avant par le Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme. Il est aussi signataire de la Déclaration de Bilbao et de la Déclaration de Saint Jacques de Compostelle sur le droit de l’homme à la paix. Il a travaillé en tant que consultant pour le Bureau du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme sur le sujet des mercenaires.
- de Zayas est un expert des droits civils et politiques et a publié neuf ouvrages sur de nombreuses questions juridiques et historiques, dont le «United Nations Human Rights Committee Case Law» (avec Jakob Th. Möller, N. P. Engel 2009), et a été co-auteur et coéditeur de nombreux autres ouvrages, tels que «International Human Rights Monitoring Mechanisms» (avec Gudmundur Alfredsson et Bertrand Ramcharan). Ses articles publiés dans le Max Planck Encyclopedia of Public International Law, Oxford Encyclopedia of Human Rights et Macmillan Encyclopedia of Genocide comprennent la prohibition de l’agression, la juridiction universelle, le droit de cité, le transfert important de populations, les droits des minorités, le droit des refugiés, le retour, les aspects juridiques relatifs à la guerre civile espagnole, la détention pour une durée indéterminée, Guantanamo et le droit à la paix.
En mai 2012, Alfred de Zayas a été nommé par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU premier «Expert indépendant pour la promotion d’un ordre international démocratique et équitable». Après six ans d’activités, son mandat s’est terminé en mai de cette année.
Il parle couramment six langues et a publié un livre contenant des traductions de Rilke assorti de commentaires («Larenopfer», Red Hen Press 2008) et il finalise actuellement la traduction de l’ouvrage d’Hermann Hesse «Das Lied des Lebens».
Il a été secrétaire général, de 2002 à 2006, puis président, de 2006 à 2010 de PEN International, Centre Suisse romand. Il est membre du conseil d’administration de différentes organisations, telles que l’International Society of Human Rights (Frankfurt a.M.), le Zentrum gegen Vertreibungen (Berlin), la International Human Rights Association of American Minorities (Canada), ainsi que du Conseil scientifique de l’Académie International de droit constitutionnel (Tunis). Il a obtenu de nombreux prix, dont récemment l’«Educators Award 2011» de la part de l’association Canadians for Genocide Education.