Je suis Gemma, la femme de Léon Mugesera. Née au Rwanda, j’habite au Québec depuis 1993 avec nos cinq enfants, qui ont grandi sous la neige et devant le Saint-Laurent. Le Québec nous a adoptés et nous en avons fait notre patrie. Depuis bientôt un quart de siècle, la langue des Québécois est notre langue et leur terre est notre terre.
Léon adore le Québec. Il a fait ses études de doctorat par intermittence à l’Université Laval, de 1981 à 1987, tout en enseignant la linguistique à la faculté des lettres de l’Université nationale du Rwanda, fondée en 1963 par le père Georges-Henri Lévesque, un Québécois. En aout 1993, Léon est revenu au Québec avec moi et nos enfants pour fuir la guerre et les persécutions au Rwanda.
Malheureusement, Léon a été arraché à sa patrie d’adoption et à sa famille par le mensonge et l’injustice. Comme vient de le constater la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, dans son ordonnance du 28 septembre 2017, Léon, mon mari, a été torturé en prison et a subi un simulacre de procès, où il n’a même pas eu le droit de faire entendre des témoins pour sa défense. Le gouvernement d’Ottawa savait ce qui allait arriver à Léon, mais il l’a expulsé quand même, le 23 janvier 2012, il y a six ans. Ottawa connaissait aussi notre histoire véridique, que l’on cache systématiquement au public derrière un voile de calomnies mille fois répétées. J’aimerais vous raconter un peu cette histoire.
Dans mes veines coule du sang hutu et tutsi. J’ai des cousins et des cousines tutsis. Léon et moi sommes parrain et marraine de deux enfants tutsis. Notre mariage a été concélébré par quatre prêtres, dont trois Tutsis et un Belge. Les célébrants comprenaient l’abbé Alexis Kagame, détenteur du code ésotérique qui participait à l’intronisation des rois, ainsi que l’abbé Félicien Muvara, très bon ami de Léon. Nous avions beaucoup d’amis tutsis au Rwanda. À Québec aussi, Léon avait un grand ami tutsi, Alex Rwagasana, qui est décédé aujourd’hui. Paix à son âme.
La marraine de mon fils ainé est une Tutsie. Quand nos premiers enfants étaient jeunes, ils passaient leurs vacances dans un monastère de sœurs bénédictines, où nous partagions des repas avec la reine Rosalie Gicanda, une Tutsie qui était la tante maternelle du président actuel du Rwanda.
Un jour, alors qu’il était professeur à l’Université au Rwanda, Léon y a fait engager un Tutsi. Pourtant, une trentaine d’années plus tard, le fils de ce Tutsi est venu témoigner à la demande du procureur rwandais, pendant le procès-fleuve qui a pris fin en 2016, et il a affirmé que Léon détestait les Tutsis. Bien sûr, il est invraisemblable que Léon ait pu détester les gens qu’il fréquentait et aidait, mais au Rwanda actuel, quiconque ne témoigne pas comme le procureur l’entend risque de sérieux ennuis.
Pendant la guerre d’agression déclenchée en 1990 par le Front patriotique rwandais (FPR), basé en Ouganda et dirigé par Paul Kagame, Léon et moi avons vu errer à Kigali les réfugiés qui fuyaient en grand nombre les zones occupées par le FPR. Au début de 1994, plusieurs mois après notre départ du Rwanda et à l’aube des massacres à grande échelle, un million de déplacés vivotaient dans des camps d’où sortaient une centaine de cadavres par jour.
À un certain moment, au cours de la guerre, le FPR a réussi à s’emparer temporairement de la ville de Ruhengeri, qui abritait la faculté des lettres. La population, effrayée, a déserté la ville et s’est sauvée dans la zone gouvernementale pour se protéger contre le FPR. Des professeurs de la faculté des lettres, y compris des Tutsis, se sont réfugiés à la faculté de droit, qui se trouvait à Kigali. Léon et moi leur sommes venus en aide.
Léon aimait ses compatriotes, Hutus, Tutsis et Twas confondus, et il était témoin des énormes souffrances qui leur étaient infligées par le FPR. L’histoire qu’on nous assène ignore les crimes épouvantables du FPR, dont le premier est celui d’avoir déclenché la guerre. De tous les crimes, nous dit le tribunal de Nuremberg, c’est celui-là qui est le plus grave.
Vingt-sept ans après avoir commencé à ensanglanter le Rwanda, le FPR continue de mentir, de réprimer, de voler, d’incarcérer, de torturer et de tuer dans l’impunité la plus totale. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à voir le dernier rapportde Human Rights Watch, les innombrables rapports qui l’ont précédé et la décision récente du Sous-Comité des Nations Unies pour la prévention de la torture, qui a suspendu sa visite au Rwanda faute de pouvoir visiter les lieux de détention et s’entretenir en privé avec les prisonniers. Le FPR a même assassiné deux prêtres québécois, les pères Simard (1994) et Pinard (1997).
Après avoir provoqué la reprise des hostilités par un attentat ayant tué deux chefs d’État, le 6 avril 1994, Paul Kagame et son FPR ont gagné la guerre dans un bain de sang, chassant des millions de réfugiés hors du Rwanda, dont beaucoup ont crevédans l’indifférence la plus totale au Zaïre. Le FPR a bombardé les réfugiés et les a traqués sur des milliers de kilomètres, à travers les forêts, jusqu’à Kisangani et au-delà. Des témoins oculaires ayant frôlé la mort ont raconté qu’en avril 1994, ils avaient littéralement roulé en voiture dans le sang des victimes du FPR sur 30 kilomètres. Ce témoignage a été confirmé par des travailleurs humanitaires en mai 1994: le FPR abattait hommes, femmes et enfants en très grand nombre.
Or, c’est cette même organisation criminelle, le FPR, qui accuse mon mari, Léon Mugesera, d’avoir prononcé un discours haineux dans un village du Rwanda, en novembre 1992. Bien sûr, le FPR n’a pas répandu ce mythe tout seul. Il a eu beaucoup d’aide. Après sa prise du pouvoir et alors même qu’il continuait de massacrer des dizaines de milliers de Rwandais, il a pu compter entre autres sur un journaliste canadien bien imprégné de sa propagande.
Un jour d’octobre 1994, ce journaliste est venu à Québec pour interviewer Léon à la caméra, sans prévenir. Puis, dans son reportage, le journaliste a montré Léon reconnaissant être l’auteur d’un discours, alors que le public pouvait en voir à l’écran une traduction française mensongère qui sera plus tard dénoncée par la Cour d’appel fédérale.
Non seulement le journaliste utilisait un montage d’extraits du discours et une traduction fallacieuse, mais il a aussi inclus dans son reportage une brève vidéo d’un autre discours de Léon tout en omettant de préciser que ce n’était pas le même discours. Dans cette vidéo, que le public a pu voir des milliers de fois à la télé, on aperçoit Léon se passer la main sur le front. Vous savez ce que Léon disait alors, en kinyarwanda?
Il disait qu’il ne fallait pas se laisser berner par celui qui vous offre un verre de bière pour effacer vos pensées. La main sur le front de Léon, si souvent présentée insidieusement comme une invitation à tuer, évoque en fait les pensées qu’on efface avec l’alcool. Bien sûr, vous ne pouviez pas le savoir parce que personne n’a songé à vous l’expliquer, au cours des 23 années de diffamation que ma famille a subies.
Le 28 septembre dernier, dix juges africains ont confirmé que les droits fondamentaux de Léon étaient violés quotidiennement. Sa santé se dégrade de jour en jour. Il est abandonné à l’injustice, et nous sommes condamnés de surcroit au supplice du mensonge perpétuel. Est-ce bien ainsi que le gouvernement d’Ottawa, qui a livré Léon à ses bourreaux, conçoit la défense des droits de la personne, la primauté du droit et la liberté d’expression?
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Léon Mugesera : Chronologie d’une descente aux enfers
De 1981 à 1987
Léon Mugesera fait ses études à l’Université Laval et obtient un doctorat en linguistique. Par la suite, il enseigne à la faculté des lettres de l’Université nationale du Rwanda.
Le 1er octobre 1990
Le FPR déclenche la guerre au Rwanda en attaquant ce pays depuis l’Ouganda. Paul Kagame, directeur du renseignement militaire dans l’armée ougandaise, prend la tête du FPR peu de temps après. Il vient de recevoir une formation militaire à Fort Leavensworth, aux États-Unis.
De 1990 à 1994
La guerre fait rage au Rwanda. La population fuit la violence extrême du FPR pour se réfugier dans la zone gouvernementale. Plus d’un million de déplacés, soit environ 15 % de la population du pays, se retrouvent dans des camps autour de Kigali.
Le 22 novembre 1992
Léon Mugesera prononce un discours lors d’un rassemblement du MRND, le parti du président Habyarimana, dans le village de Kabaya. Le discours n’est pas retransmis par les médias et n’est entendu que par quelques centaines de personnes. Peu de temps après, Léon Mugesera apprend qu’on cherche à le tuer. Il quitte le Rwanda et se réfugie au Zaïre, puis en Espagne, avec l’intention d’y faire venir sa famille pour la mettre à l’abri de la guerre et des persécutions.
Le 12 aout 1993
Léon Mugesera arrive au Québec, pays qu’il connait bien, avec sa femme et ses enfants. Ils ont le statut de résidents permanents.
Le 6 avril 1994
L’avion présidentiel transportant les chefs d’État du Rwanda et du Burundi est abattu par un tir de missile provenant du FPR. Tous ceux qui étaient à bord sont tués, et le FPR reprend l’offensive dans les heures qui suivent, en violation des accords de paix d’Arusha, dont le dernier avait été conclu le 3 aout 1993. Des assassinats ciblés, puis de grands massacres de civils accompagnent l’affrontement militaire.
Le 31 octobre 1994
Tandis que les réfugiés ayant fui le FPR meurent par milliers de faim et de maladie dans les camps au Zaïre et que le FPR massacre les civils sur le territoire rwandais, la télévision d’État canadienne diffuse un reportage incriminant une personne qui dénonce les crimes du FPR : Léon Mugesera. Les journalistes canadiens le mettent « au banc des accusés » et lui reprochent d’avoir été mêlé à l’organisation du génocide au Rwanda.
Le 11 juillet 1996
À l’issue d’une audience commencée le 21 juin 1995, l’arbitre Pierre Turmel accède à la demande du ministère de l’Immigration et de la Citoyenneté et ordonne l’expulsion de Léon Mugesera. Au cours de l’audience, le reportage de la télévision d’État canadienne est utilisé comme preuve par le Ministère.
Le 6 novembre 1998
La Section d’appel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié confirme la décision de l’arbitre Turmel.
Le 10 mai 2001
Le juge Marc Nadon, de la Cour fédérale, renvoie le dossier à la Section d’appel en précisant que celle-ci a « erré en faits et en droit en concluant que Mugesera était un proche du président, qu’il était membre du groupe au pouvoir et des escadrons de la mort, qu’il avait participé à des massacres et que des meurtres avaient été commis suite à son discours. » Selon le juge Nadon, ces conclusions sont « manifestement déraisonnables ».
Le 8 septembre 2003
Les juges Décary, Létourneau et Pelletier, de la Cour d’appel fédérale, rejettent en bloc les allégations à l’encontre de Léon Mugesera. Ils constatent ceci : « Les conclusions de la Commission [internationale d’enquête] concernant le discours étaient fondées sur des extraits soigneusement choisis qu’elle a manipulés. La section d’appel a agi de façon manifestement déraisonnable en se fondant sur les conclusions […] auxquelles en était arrivée la Commission relativement au discours de Mugesera. Comme l’a mentionné un témoin-expert, le discours avait été découpé de manière à en détruire l’essentiel, qui était de faire appliquer les lois et d’aller aux élections en dépit de l’insécurité qui règne dans le pays ».
S’il n’en tient qu’à la Cour d’appel fédérale, Léon Mugesera n’est ni un criminel ni un menteur et il a le droit de demeurer au Québec avec sa famille.
Le 28 juin 2005
La Cour suprême du Canada invalide la décision de la Cour d’appel fédérale parce que celle-ci aurait eu tort de se prononcer sur le fond de l’affaire. En somme, le plus haut tribunal du Canada balaie du revers de la main l’analyse minutieuse du dossier effectuée par trois juges chevronnés et lui préfère l’opinion d’un fonctionnaire fédéral. La vérité semble ne pas avoir d’importance, de même que la vie de Léon Mugesera et l’avenir de sa famille.
Le 23 janvier 2012
Léon Mugesera est expulsé vers le Rwanda, où il est immédiatement incarcéré. Il subit des mauvais traitements et est privé de soins médicaux. Son état de santé se dégrade. Le régime du FPR lui fait un procès où les règles les plus élémentaires de justice ne sont pas respectées.
Le 15 avril 2016
Le tribunal rwandais condamne Léon Mugesera à l’emprisonnement à perpétuité sans que l’accusé ait eu la possibilité de faire entendre ses témoins. Les mauvais traitements se poursuivent.
Le 28 septembre 2017
Dix juges de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples ordonnent à l’unanimité au régime du FPR de cesser de violer les droits fondamentaux de Léon Mugesera, notamment de lui permettre de voir ses avocats, de recevoir la visite des membres de sa famille, de communiquer avec eux sans contrainte et de bénéficier des soins médicaux dont il a besoin. Les juges ordonnent au régime du FPR de cesser de porter atteinte à l’intégrité physique et mentale de Léon Mugesera ainsi qu’à sa santé.
Le régime du FPR continue quand même de maltraiter Léon Mugesera.