Entrevue avec Luc Marchal

Le 25 septembre 2021, le colonel Théoneste Bagosora est décédé dans un hôpital du Mali. Prisonnier depuis 25 ans suivant son arrestation au Cameroun, il purgeait une peine de prison de 35 ans au Mali imposée par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Il s’est dit beaucoup de choses dans les médias au sujet de feu colonel Bagosora. On le décrit tantôt comme le cerveau du génocide, tantôt comme le planificateur.

Au Canada c’est le général Roméo Dallaire qui mène la charge contre lui mais aussi contre d’autres dirigeants militaires des forces armées. Or tout n’est pas si simple, voire simpliste.

Nous avons demandé au colonel Luc Marchal d’apporter un éclairage sur le colonel Théoneste Bagosora et ses collègues des Forces armées rwandaises avec qui il a collaboré en 1994. Officier supérieur des forces armées belges à la retraite, le colonel Luc Marchal était commandant des 440 soldats belges affectés au Rwanda en 1993 dans le cadre de la MINUAR (Mission des Nations unies pour pour l’assistance au Rwanda) chargée d’aider dans la mise en oeuvre des accords de paix d’Arusha d’août 1993. Il relevait dans cette mission du commandant de la partie militaire de la MINUAR, le général canadien Roméo Dallaire.

RP – On décrit le colonel Bagosora tantôt comme le cerveau du génocide, tantôt comme le planificateur. C’est la version donnée par le général Roméo Dallaire qui mène la charge contre lui mais aussi contre d’autres dirigeants militaires des forces armées. Or tout n’est pas si simple, voire simpliste. Pour en parler nous avons rejoint le colonel Luc Marchal en Belgique.

Bonjour Luc, comment allez-vous ?

LM – Ça va bien, j’espère que vous allez bien également.

RP – Merci beaucoup d’être avec nous. Comme vous le savez, dans tous les débats autour du Rwanda, il y a un éléphant dans la pièce, soit l’attentat du 6/4/1994 qui a coûté la vie au président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, au président du Burundi, Cyprien Ntaryamira, mais aussi au chef d’État-Major des Forces Armées Rwandaises. Comment peut-on décrire la réaction et le comportement des autorités militaires rwandaises face à cet attentat meurtrier.

LM – Avant de répondre spécifiquement à votre question, je voudrais préciser que ce qui est arrivé le 6/4/1994 n’est pas arrivé comme ça, comme le Big Bang avant lequel il n’y avait rien et après lequel il y avait tout. Cet attentat était quand-même la suite logique ou l’aboutissement d’une série d’événements qui l’ont précédé. Et je voudrais rappeler qu’au moment de l’attentat les protagonistes de ce qui était ou devait être un processus de paix, les FAR (Forces Armées Rwandaise) et le FPR (Front Patriotique Rwandais), avaient signé des accords de paix en août 1993 et avaient signé un second accord à la fin décembre 1993, c’était l’accord qui concernait la zone de consignation des armes de Kigali.

Donc il y avait là un engagement mutuel d’aller dans le sens d’un processus de paix, d’un apaisement de la situation conflictuelle, et de créer vite – c’était quand-même le but et l’objectif – un nouveau pays pour l’ensemble des Rwandais.

Et donc le 6 avril dans les moments qui ont suivi l’attentat il y a eu une réunion d’un comité de crise qui s’est déroulée à l’État-Major des Forces Armées. Les conditions telles que moi je les ai vécues c’est que je me suis retrouvé à cette réunion en face de personnes qui étaient profondément bouleversées et désemparées par ce qui venait de se passer. Je n’ai à aucun moment eu le sentiment que je me trouvais en face de conspirateurs.

En effet, au cours de cette réunion, la démarche de l’ensemble des participants avait d’autres buts: évaluer les conséquences de la disparition du chef de l’Etat et du chef d’Etat-Major de l’armée, et ce afin d’éviter que ce vide du pouvoir ne débouche sur l’anarchie. Et j’insiste, sans la moindre ambiguïté possible, ils ont fait appel à la MINUAR pour les aider à gérer cette crise issue de l’attentat et aussi pour répercuter vers le Conseil de Sécurité l’expression de leur volonté de voir les institutions de transition se mettre en place le plus rapidement possible et ce conformément aux accords de paix d’Arusha. Voilà, ça c’est mon vécu, c’est la façon dont j’ai ressenti l’expression, le sentiment qui régnaient au cours de cette réunion et les décisions qui ont été prises ont été dans ce sens-là afin d’éviter que le pays ne verse dans le chaos.

Et là personnellement je suis tout à fait formel quant à l’accord qui est sorti de cette réunion pour pouvoir prendre des dispositions qui auraient dû normalement pouvoir éviter que le pays ne bascule dans le chaos et ensuite dans la guerre.

RP – Donc les qualificatifs qu’on entend partout – et j’ai mentionné le général Dallaire qui après le décès du colonel Bagosora était d’un dénigrement inacceptable au lendemain du décès de quelqu’un – donc ces qualificatifs qu’on utilise sont selon vous complètement faux et erronés.

LM – Ecoutez, je vais toujours évidemment parler de ma propre expérience, je ne suis pas dans la peau de quelqu’un d’autre, mais j’avoue franchement et je reconnais que, lorsque je suis arrivé au Rwanda début décembre 1993, j’avais une vision tout à fait tronquée de la réalité rwandaise. En fait cette vision était tronquée parce que déjà à l’époque il y avait une intoxication de la part des médias sur ce qui se passait réellement au Rwanda. Et à l’origine j’avoue que j’avais aussi une vision assez négative du colonel Bagosora qu’on chargeait de tous les péchés du monde. Et c’est petit à petit, avec l’expérience de ce que j’ai vécu sur place, que je me suis rendu compte que finalement les mauvais n’étaient pas uniquement dans un camp et les bons dans l’autre mais qu’il y avait des gens de bonne volonté et des personnes qui essayaient de faire prévaloir l’intérêt commun, c’est-à-dire l’intérêt de l’ensemble de la population plutôt que de tenter de mettre en évidence des intérêts beaucoup plus restreints d’une partie très limitée de la population. Il y avait ce sentiment d’intoxication ambiante qui a marqué la manière de voir les choses de pas mal de personnes.

Dans l’exercice de mon commandement j’étais forcément confronté à la réponse que les deux parties en présence pouvaient donner aux accords de paix d’Arusha et de façon plus concrète au Protocole d’Accord de la zone de consignation des armes et j’ai constaté par mon expérience au quotidien que les Forces gouvernementales étaient beaucoup plus positives et disposées à se conformer aux règles qu’elles avaient elles-mêmes signées que le Front Patriotique Rwandais qui avait un attitude qui n’était pas cohérente avec les engagements que ce mouvement politique avait pris par la signature de ces deux accords que j’ai mentionnés.

RP – On voudrait savoir encore un peu plus sur la réaction des autorités militaires rwandaises à l’attentat et ses suites. Vous avez dit aussi que le FPR mobilisait des troupes dans le CND où elles étaient stationnées. Comment un militaire qui a des obligations envers son pays et sa constitution? Comment un militaire doit-il réagir devant des événements de ce genre?

LM – En effet, un aspect qui m’a toujours interpellé c’est qu’on nie aux citoyens rwandais, qu’ils soient Hutu ou Tutsi, peu importe, aux citoyens Hutu ici en particulier, qu’ils ont quandmême le droit de défendre l’intégrité de leur territoire. D’ailleurs cela faisait partie du serment que tout officier avait fait lors de son engagement personnel à la défense du territoire et à l’observance des termes de la constitution.

On ne peut pas nier que le Rwanda a été attaqué par une force qui venait de l’extérieur. C’était peut-être les descendants d’anciens citoyens rwandais qui s’étaient réfugiés après les événements de l’indépendance, mais qui étaient quand-même l’émanation d’une armée étrangère dont ils avaient la nationalité. Et on dénie finalement à ceux dont la mission est de défendre le territoire national et la population rwandaise le droit de le défendre, cela devient quelque chose de négatif.

Vous mentionnez la reprise des hostilités à Kigali le 7 avril après-midi, mais en fait il faut savoir que dans les heures, sinon les minutes, qui suivirent l’attentat, les troupes de l’Armée Patriotique Rwandaise ont quitté leur position dans la zone démilitarisée et ce pour entamer une offensive d’envergure stratégique qui s’arrêtera plus de trois mois plus tard par une prise du pouvoir absolu. A Kigali la sortie du bataillon FPR a eu lieu comme vous l’avez signalé dans l’après-midi du 7 avril vers 16h30.

Je voudrais ici faire mention d’une conversation qui a été tenue par radio interposée, donc sur le réseau radio, entre le général Dallaire et Seth Sendashonga qui était une des autorités du FPR qui se trouvait à Kigali dans le cantonnement du FPR. Pour une raison que j’ignore, cette conversation est passée sur le réseau radio de la MINUAR et donc je l’ai personnellement entendue et j’ai pu suivre la conversation qui a eu lieu entre Sendashonga et le général Dallaire.

Sendashonga menaçait de façon très explicite de passer aux actes, c’est-à-dire de déclencher les hostilités, si un terme n’était pas mis aux massacres des Tutsi. Le général Dallaire en réponse exhorta Sendashonga et le FPR de surseoir, donc de ne pas commettre l’irréparable, c’est-à-dire la reprise des hostilités qui aurait mis un terme au processus de paix. Et devant l’intransigeance de Sendashonga, le général Dallaire lui signifia clairement – et je répète que j’ai entendu la conversation, ce n’est pas quelqu’un qui me l’a racontée – il lui signifia donc clairement et solennellement que si le FPR reprenait les hostilités il porterait seul la responsabilité des conséquences de sa décision.

Alors je me demande qui évoque encore aujourd’hui ou qui a évoqué précédemment cette responsabilité historique du FPR parce que c’est celle-là qui a déterminé la suite des événements. Et la reprise des hostilités, tout le monde le sait, a constitué un point de nonretour dans les événements historiques qui se sont déroulés entre le mois d’avril 1994 et le mois de juillet lorsque le FPR a pris définitivement le pouvoir. Avant ce déclenchement des hostilités il existait encore un espoir d’éviter le chaos. Malheureusement une fois que la machine infernale s’est mise en branle, les dés ont été jetés et il n’y a plus eu moyen de revenir en arrière.

D’ailleurs je ne pense pas qu’un retour en arrière aurait été possible étant donné que le Front Patriotique Rwandais refusa tous les cessez-le-feu qui ont été demandés soit par la MINUAR soit par les Forces Armées Rwandaises. Ces cessez-le-feu auraient permis le cas échéant de mettre un terme aux massacres qui étaient bien réels mais qui se produisaient en dehors d’un cadre, c’était plutôt un cadre spontané. Ces massacres auraient pu être arrêtés si les deux parties en présence avaient pu unir leurs efforts pour qu’il en soit ainsi. Mais cela n’a jamais été la volonté du FPR qui a toujours refusé d’arrêter les hostilités qu’il avait entamées tout de suite après l’attentat.

RP – Je reviens à ces militaires qui ont répondu à l’appel, qui ont respecté le serment prononcé quand ils sont devenus des dirigeants militaires. Le TPIR (Tribunal Pénal International pour le Rwanda) a travaillé 15 ans à ces procès et dans aucun de ces procès n’a-t-on trouvé, dans le cas des militaires ni chez les autres d’ailleurs – la moindre preuve d’une conspiration ou d’une volonté d’organiser conjointement des massacres ou un génocide. Donc on se demande pourquoi on continue à répéter que ces militaires étaient des cerveaux, étaient des planificateurs. Auriez-vous une réponse? Selon ce que vous venez de dire ils ont répondu comme tout militaire ayant pris un engagement envers son pays et son peuple devrait le faire.

LM – En fait il suffit de comprendre que l’objectif du FPR était bien de s’emparer du pouvoir et certainement pas de le partager. Comme je le disais, c’est lui qui est responsable de la reprise des hostilités. Et donc pour essayer de « camoufler » cette forfaiture – que je compare un peu au traité de non-agression que Hitler a signé avec l’Union Soviétique avant le début de la guerre et qu’il a bafoué quelques mois plus tard, c’est un peu la même situation qui s’est passée – j’ai l’intime conviction que Kagamé s’est servi du processus de paix pour pouvoir peaufiner la préparation militaire de son armée et pouvoir appliquer avec le maximum de probabilités de chance sa stratégie de conquête du pouvoir.

Pour ce faire il fallait qu’il puisse gagner la sympathie de l’opinion publique internationale et cette sympathie est venue du fait que tous les Tutsi se sont considérés comme des victimes.

Et c’est vrai, – il n’est pas question ici de remettre en cause le génocide – mais le génocide a été un moyen de mettre tout ce qui a été fait sous un jour positif. D’ailleurs c’est la thèse qui a été défendue par Charles Onana, il ne faut pas envisager ce qui s’est passé au niveau du génocide mais bien envisager la stratégie de conquête du pouvoir qui, elle, explique tout ce qui s’est passé depuis 1994 et qui continue toujours à se passer de nos jours.

Donc, là évidemment il y a une certaine propagande menée habilement qui a vraisemblablement convaincu une bonne partie de l’opinion publique internationale qui n’a pas essayé de comprendre la véritable profondeur des événements qui se sont déroulés et surtout l’enchaînement de tout ce qui a été entrepris pour arriver à l’attentat.

Et aussi, quand on parle de l’attentat, on peut quand-même se poser la question de savoir comment il est possible qu’après un acte pareil – qui a entraîné la mort de 8 à 10 millions de personnes, parce que les conséquences de l’attentat c’est bien ça, il faut voir ça dans la suite des événements, encore aujourd’hui tous les jours on massacre à l’Est du Congo, tout cela fait partie des suites de l’attentat – on ne s’interroge pas sur le fait qu’après 25 ans on ne sait toujours pas officiellement qui est responsable de cet attentat ! Je crois que toute personne qui essaie honnêtement de comprendre ce qui s’est passé et pourquoi il y a une omerta sur cet attentat, finira par arriver à la conclusion que si on ne sait toujours pas officiellement qui est responsable de cet attentat, c’est qu’il y a des intérêts très importants qui font en sorte qu’on ne veut pas savoir qui en est responsable.

A l’heure actuelle, dans un contexte qui est totalement tronqué, on sait pertinemment bien – il n’y a personne qui nie cela – que l’attentat a été l’élément déclencheur de tout ce qui a suivi et paradoxalement on ne veut pas savoir qui est responsable de cet attentat. Je crois que c’est le noeud de toute cette problématique: tant qu’il n’y aura pas clairement une décision qui dira « voilà ce qui s’est passé et voilà qui ou quels sont les responsables de cet attentat », on continuera à attribuer aux uns le rôle qu’on leur attribue depuis plus de 25 ans et aux autres celui d’être les êtres exceptionnels qui ont mis fin au génocide alors que je reste convaincu que ce sont eux qui l’ont provoqué.

RP – Colonel Luc Marchal, ici, au Canada, tout le monde se tourne vers Roméo Dallaire mais en Belgique il n’est pas perçu de la même façon. En deux mots comment le général Dallaire est-il perçu chez vous?

LM – Forcément l’opinion publique a été fort impactée par le massacre des 10 casques bleus belges, ça c’est une chose. Il faut ajouter aussi qu’au-delà de ces 10 casques bleus il y a également 12 citoyens belges qui ont été assassinés au cours des événements dans les premiers jours qui ont suivi l’attentat, ils ont été massacrés parce qu’ils étaient belges. Donc au niveau de l’opinion publique belge il y a eu un traumatisme et ce traumatisme est resté parce qu’on aurait pu s’attendre à ce que le général Dallaire vienne expliquer certaines choses, ce qui n’a pas été le cas. Et, en effet, il y a un ressentiment qui s’est exprimé d’une manière assez importante durant quelques années. Maintenant on en parle peut-être moins forcément parce que les années ont passé mais cette réalité est toujours d’actualité en ce qui concerne le ressentiment qu’une partie de ceux qui se sont intéressés aux événements du Rwanda a pu éprouver à l’époque.

RP – Colonel Luc Marchal, merci beaucoup pour cet entretien et merci de chercher toujours la vérité. Au plaisir de se reparler.

Transcription: Thérèse Claeys

Source: Le pied à Papineau