Le Rwanda était un ban de sang
Après l’attentat aérien de Kigali en avril 1994, la guerre reprend au Rwanda. Les étrangers sont évacués. Dans l’est du pays, Marcel et Gloria Gérin sont faits prisonniers par le FPR, le Front patriotique rwandais, actuellement au pouvoir. Isolés durant trois semaines dans leur ranch de Mpanga, ils assistent à la déroute de l’armée rwandaise puis à l’extermination de toutes les populations de la région par les unités spécialisées du général tutsi Paul Kagame.
Le témoignage qui suit est d’un intérêt exceptionnel.
Marcel et Gloria Gérin sont les seuls rescapés de l’est du Rwanda à présenter une version à ce point crédible et détaillée des événements qui ont suivi l’attentat de Kigali qui a ouvert le génocide. On ne peut le faire un procès d’intention. Ils ne sont ni rwandais ni engagés politiquement ou manipulés. Marcel est un Belge né au Kivu en 1946 et son épouse Gloria est d’origine mexicaine. Au Rwanda, ils géraient un complexe touristique.
Déposer dans le dossier du génocide rwandais -ce dossier n’est pas fermé- un élément nouveau tel ce témoignage direct n’est pas faire acte de négationnisme ou de revisionnisme. Si Marcel Gérin décrit les crimes du FPR, que certains qualifient de génocide, il ne le fait pas dans l’intention de nuire, ou de nier ou d’atténuer ceux du régime Habyarimana. Ceux-ci, il n’a pas pu les observer suffisamment, dit-il. Mais s’il peut avec son épouse relater ce qu’il a vécu, c’est en raison d’un concours de circonstances qui leur a permis d’échapper au sort que le FPR réserve aux témoins gênants: l’elimination physique.
Marcel Gérin a été un observateur de premier ordre du drame rwandais. A cause de l’isolement de son ranch, il était autorisé à utiliser son matériel de phonie dans un pays en guerre. Il peut ainsi livrer des données inédites au sujet de l’attentat aérien de Kigali. Plus important encore, il a relevé, grâce a ses observations à la jumelle, les techniques d’extermination systématique et méthodique de toutes les populations, y compris tutsies, mises en oeuvre dans la région par le général Kagame après l’attentat aérien. On est loin ici de l’interprétation donnée par le FPR et ses relais internationaux, selon laquelle tous les massacres durant cette période ont été commis par les « génocidaires hutus », alors que du côté du FPR il n’y aurait eu que quelques actes de vengeance isolés, somme toute excusables vu les circontances, provenant d’éléments indisciplinés. Ce cynisme et cette capacité de désinformer sont constants chez le FPR. Pendant qu’il concrétise sa « solution finale », signale M. Gérin, le Front patriotique fait venir sur les lieux la presse étrangère pour des visites guidées explicatives. Les spécialistes du communication du Front attendent des journalistes étrangers qu’ils désignent à leur tour les « génocidaires » hutus comme seuls auteurs de tous les massacres constatés.
D’autres points de l’entretien attirent l’attention. Il est confirmé qu’au moment de sa dernière offensive, le FPR disposait d’eléments armés de plusieurs nationalités, prefiguration des « brigades internationales tutsies » qui provoqueront le départ du maréchal Mobutu en 1997, puis tenteront en 1998 de renverser son successeur Kabila. D’autre part, qui était cette « unité Cobra » que mentionne M. Gérin à propos de l’attentat aérien, et quel pays a fait survoler l’est du pays par un avion C-130 anonyme en mission photographique?
Pour avoir osé révéler la face la plus hideuse du Front patriotique, Marcel Gérin et son épouse sont désormais exposés aux représailles des commandos que le général Kagame, autrefois chef des services des renseignements militaires ougandais, a installés un peu partout dans le monde pour supprimer témoins gênants et opposants politiques. Espérons que Marcel et Gloria, des rescapés décidés à ne jamais se taire, échapperont cette fois encore à ses griffes.
Jerzy Bednarek-Africa International
Comment avez-vous appris qu’il y avait eu un attentat aérien à Kigali le 6 avril 1994?
Marcel Gérin
J’étais à ce moment-là en contact radio avec un ami allemand qui se trouvait à Kigali. J’avais une vacation radio avec lui tous les jours vers 20 h 30, depuis mon ranch Mpanga qui se trouve en brousse à 75 km de Kigali. Au moment de la prise de contact le 6 avril, nous entendons quatre détonations assez fortes, moi par la radio et mon ami en direct. Plus tard dans la soirée, vers 21 heures, des messages captés sur ma radio m’appendront que l’avion du président Habyarimana avait été abattu. Un de ces messages émanait de l’unité Cobra, une société de sécurité installée à Kigali. Il disait: « On a eu le Grand ». Par déduction, j’ai compris qu’il pouvait s’agir du président Habyarimana. J’en aurai la confirmation à minuit par Radio France internationale.
* Qui selon vous aurait parlé de ce « Grand »?
M.G.: Il s’agissait de Cobra, le chef de la unité. Il discutait avec d’autres collègues. Les fréquences VHF qu’ils utilisaient étaient souvent les mêmes que celles de l’ONU, ou très proches.
* Et Cobra était une unité de quelle nationalité?
M.G.: Cobra était une unité de nationalité belge, et le responsable parlait en français avec un accent flamand.
* Vous aviez donc la possibilité d’intercepter des messages militaires sur votre phonie?
M.G.: Au ranch, mon installation VHF multifréquences permettait de capter toutes les émissions VHF. notamment celles de l’ONU. J’avais d’autre part un appareil HF de 0 à 30 Mhz par lequel je pouvais capter des messages militaires de l’ONU ou des Forces armés rwandaises, et d’autres encore. Après l’attentat aérien, les messages de l’ONU et des militaires rwandais étaient des messages de désarroi profond, de désorganisation. Ceux qui parlaient ne savaient plus très bien comment ils s’appelaient, ni même sur quelles fréquences ils devaient émettre, tellement les messages se chevauchaient.
Les messages de l’armée rwandaise étaient des messages de ralliement, de tentatives de réorganiser sa défense. Cela montrait qu’elle était en difficulté, D’autre part, je puis dire très sincèrement que je n’ai jamais capté de message de l’armée rwandaise à caractère génocidaire, ou concernant de la propagande ou des exécutions arbitraires ou sommaires.
* Mais ce que vous dites contredit la thèse selon laquelle il y aurait eu un vaste plan étatique d’extermination des Tutsis, puisque vous n’avez entendu dans les messages de l’armée rwandaise aucun ordre clair donné à des unités d’aller exterminer des populations.
M.G.: Non seulement il n’y a pas eu d’ordre précis du côté des FAR (Forces armées rwandaises) ou de la gendarmerie rwandaise, mais dans ma région de Rusumo j’ai au contraire assisté personnellement à une intervention du bourgmestre de Kibungo qui a essayé d’arrêter les mouvements isolés de miliciens Interahamwe. Même s’il a échoué partiellement, on ne peut pas parler d’incitation au génocide. Il y a eu plutôt un mouvement de résistance nationale populaire qui a débordé. Des personnes ont été exécutées et des innocents ont été massacrés. Mais ce que j’ai vécu n’était pas un génocide planifié, sans quoi cela aurait été bien pire encore.
* Que s’est-il passé dans votre secteur après l’attentat contre l’avion du président Habyarimana?
M.G.: Le ranch Mpanga se situe dans la partie nord de la commune de Rusumo. Après l’intervention ratée du bourgmestre de Kibungo contre des Interahamwe qui voulaient entraîner la population dans des actes de résistance ou de représailles, on a vécu une situation particulière vers le 9 ou le 10 avril. Il y avait dans la région des populations autochtones, tels les Banyambo qui vivent dans les marais, et d’autres provenant du nord du pays où elles avaient fui le FPR en 1992 et 1993. Après l’attentat, les Banyambo sont retournés dans les marais puis ils sont passés en Tanzanie. Il y a eu ensuite l’exode des réfugiés du nord. Ils sont partis eux aussi en Tanzanie. Vers le 15 avril, les populations restantes ont pris peur et sont venues chez nous au ranch pour demander de l’aide. Une partie s’est enfui en Tanzanie avec les dernières pirogues disponibles.
L’avant-garde de l’Armée patriotique rwandaise: des Ougandais, des Somaliens, des Ethiopiens…
Puis il y a eu la descente des forces de l’Armée patriotique rwandaise, l’APR. C’est alors qu’il y a eu un mouvement de panique totale, lorsque les gens de notre région ont entendu le bruit des armes et qu’ils ont senti les odeurs nauséabondes des bûchers sur lesquels des cadavres et des agonisants brûlaient. Comme les Banyambo étaient partis avec leurs pirogues, on ne pouvait plus passer de l’autre côté de la frontière. Les réfugiés en fuite sont donc revenus en arrière sur la presqu’île du ranch en nous implorant de les cacher. Ce terrain a une superficie de 1.600 hectares, bien trop petit pour pouvoir cacher toutes ces personnes. Elles sont donc revenues chez nous. Dans cette population il n’y avait pas uniquement des Hutus, des « génocidaires » comme on dit maintenant. Il y avait aussi des « oubliés » Banyambo, des « métis » hutus-tutsis que j’appelle les Hutsis, et des Tutsis venant du nord du pays où ils avaient été persécutés par l’APR au début de 1994. Tous ces gens sont donc venus se réfugier chez moi.
Ensuite le FPR est descendu rapidement, mais d’une façon très méthodique et très progressive. Dans un premier temps, j’ai assisté au nettoyage de la région, au rassemblement des populations restées en arrière parce que ces personnes étaient malades ou handicapées, ou trop jeunes pour pouvoir suivre le reste des fuyards. Ces gens ont été rassemblés par paquets qu’on a éliminés à la mitrailleuse et à la grenade. Ils ont fini sur des bûchers ou ont été rejoindre les innombrables « flotteurs » qu’il y avait à ce moment-là sur tous les lacs, rivières et ruisseaux du Rwanda, entre autres la rivière Akagera que j’ai appelée par le suite le « Nil noir ».
* Ce que vous venez de décrire, l’avez-vous vu personnellement, ou les faites-vous par ouï-dire?
M.G.: Il n’y a rien par ouï-dire. Mes souvenirs de cette période sont atroces. Ces opérations du FPR, je les ai réperées au début par l’odorat. Après, je les ai suivies avec mes jumelles pour essayer d’identifier l’origine des odeurs nauséabondes qui flottaient sur toute la région. Il y avait des odeurs de chair brûlée, calcinée, et ensuite ont a commencé à sentir des odeurs de corps en putréfaction. C’était insoutenable. Tout cela, nous l’avons malheureusement bien subi.
A ce moment-là on se pose des questions. On se demande à quoi correspondent ces coups de feu et ces odeurs. On est dans le doute. Mais malheureusement pour mon épouse et pour moi-même, dans les deux ou trois jours qui ont suivi on a vu déferler chez nous des civils en armes. On ne savait pas bien s’ils étaient des gens de l’APR ou des Interahamwe. Le contact a été brutal, puisque ma femme et moi avons été arrêtés, ce qui nous donnait la réponse à nos questions. Il s’agissait bien des forces armées de l’APR sans uniforme. Rien que pour venir nous capturer sur le ranch, ils étaient à plus de 350. Dans notre zone, il y avait des barrages presque tous les 50 mètres, tenus par des hommes en uniforme que j’ai identifiés comme des Somaliens, des Ethiopiens, etc. Au total, j’estime qu’ils étaient plus de 10.000. Qu’on les appelle mercenaires ou bandes armées, ils appartenaient en tout cas au FPR, et leur chef se nommait George Kirindi. Après notre arrestation, nous avons subi des coups et des blessures, et par deux fois des simulacres d’exécution au milieu de gens tués par balles ou à la machette. Autour de nous on entendait des réflexions telles que: « Nous gagnerons la guerre par les procédés et les outils des Interahamwe ». Toute photo ou tout film qui auraient été pris à ce moment-là n’aurait pas permis à une personne extérieure de déterminer avec certitude si ces gens armés étaient des Interahamwe ou des gens de l’APR. Mais pour nous qui étions dans leurs mains, il n’y avait pas de confusion possible.
Nous avons ensuite été emmenés de force à Kibungo. Là, il y avait des officiers ougandais, mais certainement pas des Tutsis connus dans cette région. Il est certain qu’il y avait des mercenaires à la solde de commanditaires qui voulaient piller et se payer. Il faut aussi noter une particularité, c’est que dans ces bandes armées ont parlait toujours du « chef », sans jamais citer un grade. C’était toujours le chef. Le premier que nous avons rencontré se promenait en chemise hawaïenne et avec des babouches aux pieds. Personne n’était en uniforme. Le premier officier de l’APR identifiable, le capitaine Diogène Mudenge responsable APR pour l’est du Rwanda, nous l’avons vu à Gahini lors de notre transfert depuis Kibungo. C’est à cette occasion que nous avons vu pour la première fois un uniforme de l’APR, de couleur verte unie.
Des mares de sang sur 30 kilomètres
* Quand était-ce?
M.G.: Nous avons été faits prisonniers le 26 avril 1994, et nous avons passé la fin du mois à Gahini dans les mains de l’APR.
Je voudrais faire un retour en arrière pour parler de notre souvenir le plus choquant et le plus mauvais. Il faut savoir que la route entre notre ranch Mpanga et Kibungo fait 90 kilomètres à travers des champs de bananiers. Ce qui était incroyable sur cette route, c’était premièrement l’odeur de cadavre qui flottait sur tout le pays, et ensuite le nombre de cadavres sur la route, dans les champs, les prairies et sur les chemins. Il y en avait partout, à tel point que j’ai dit qu’il y avait là plus de cadavres que de bananiers.
Lorsque nous avons pris la route asphaltée de Kabarondo vers Kibungo, jamais auparavant je n’aurais cru qu’il serait possible dans la vie d’un homme d’être obligé de rouler en voiture sur 30 kilomètres dans des mares de sang, de cervelles et de défécations.
Le lendemain, nous avons fait le voyage en sens inverse. Les cadavres avaient été déblayés des routes par des soi-disant prisonniers qui ont terminé leur vie après avoir accompli ce travail macabre. Les caniveaux étaient remplis de cadavres empilés. L’entrée de Gahini n’était que cadavres. Toutes les rivières et les lacs que j’ai vus au Rwanda durant cette période étaient absolument tous encombrés de « flotteurs », de cadavres donc.
Ce que je voudrais dire aussi, c’est que depuis notre arrestation le 26 avril au matin jusqu’à notre départ de Gahini, ce ne fut pour nous qu’un interrogatoire presque continu de jour comme de nuit, avec des pressions allant jusqu’au poteau d’exécution. Nous avons également subi des séances de torture de trois heures d’affilée, les 26 et 27 avril. Durant une de ces séances, mon domestique Gatete a été tué à un mètre de moi, de trois balles. Il n’y a donc aucun doute que le témoignage que nous donnons ici concerne bien l’APR.
* Mais est-ce que tous ces massacres n’auraient pas pu être commis en partie par les Interahamwe et les Forces armées rwandaises?
M.G.: Une chose est certaine pour les FAR et les gendarmes, c’est qu’aucune personne n’a été tuée par eux, pour la bonne et simple raison qu’ils n’étaient pas là, ayant été rappelés à Kibungo fin mars 1994. Pour les Interahamwe, dire qu’ils n’ont tué personne serait mentir. Or la « déposition » que je fais ici n’a pas pour but de mentir ou de prendre parti, mais de dire la vérité et de décrire ce que j’ai vu.
« J’ai vu des gens avancer dans le lac pour se noyer »
Lors de ces événements, j’étais dans le désarroi. Je ne savais pas si nous pouvions quitter le ranch ou s’il était préférable de rester. Il fallait évaluer la situation à l’extérieur. J’ai donc été obligé de sortir de chez moi et d’utiliser une partie de mon personnel de confiance pour obtenir des informations correctes. Je puis donc dire très clairement qu’il a eu des personnes tuées ou horriblement mutilées par les Interahamwe pendant cette espèce de fuite des populations de la région, et que les Interahamwe ont massacré environ 1.000 personnes dans l’église de Nyarubuye et aux alentours. Je n’ai pas été témoin de cette situation, mais je n’ai pas constaté que dans la région les Interahamwe ont massacré des personnes par milliers. Par contre, et c’est absolument extraordinaire, j’ai vu des gens, des Tutsis parfois, se suicider en buvant le liquide provenant de piles électriques trempées dans de l’eau, ou en se pendant aux arbres. Ces personnes ne voulaient pas vivre une nouvelle fois ce qu’elles avaient enduré dans le nord du pays, et elles choisissaient pour elles-mêmes la solution finale. J’ai vu des gens s’avancer tout seuls dans les lacs Cyambwe et Rwampanga pour se noyer. Mais il est presque impossible de dire combien parmi ces personnes ont été assassinées ou massacrés, ou combien se sont suicidées. En tout cas, les gros massacres, le gros nettoyage de la région, qui est toujours vide à l’heure actuelle, ont bien été exécutés par ces hordes armées que j’ai citées, qu’on les appelle Armée patriotique rwandaise ou groupes armés tutsis.
Je fais une parenthèse à propos des gens qui ont été tués à coups de houes ou de machettes par ces bandes armées de l’APR très bien équipées et lourdement armées, à qui il ne manquait rien sauf l’uniforme. Ce sont eux qui utilisaient ces méthodes pour tuer. Par contre, les équipes qui restaient en arrière, disons les équipes de surveillance ou de fin de nettoyage, étaient constituées des « petits » (enfants ou jeunes adolescents), incapables de donner la mort de cette façon. Ils utilisaient donc des kalashnikovs bien trop lourdes pour eux ou des fusils R4 récupérés à gauche ou à droite. C’était d’eux que nous avions le plus peur, tellement la détente de leurs armes les chatouillait.
J’ai essayé de plaider devant les 350 militaires de l’APR la cause des pauvres gens qui avaient cherché refuge dans le ranch. Mais lors de notre départ, les ordres de l’APR ont été précis et bien intelligibles: il fallait ratisser et nettoyer le ranch, car, disaient-ils, « On n’est pas venus ici pour faire des prisonniers, mais pour reprendre notre pays ». J’ai eu beau insister sur le fait qu’il y avait dans ces réfugiés des « Hutsis », des Tutsis, des Banyambo ou des Hutus, qui n’avaient rien à voir avec les soi-disant massacres commis par les Interahamwe, que ces gens cherchaient un refuge et une protection. Cela a été peine perdue, parce que les ordres étaient bien clairs et répétés: il fallait absolument « nettoyer » le ranch. A l’heure actuelle, en 1998, il est toujours une zone interdite gardée militairement. J’ignore quelle fonction il remplit.
La « solution finale » du FPR
Pour en revenir à la situation à Gahini, je dois préciser que lors de notre détention nous avons été obligés d’assister à des interrogatoires rapides de Rwandais effectués par le capitaine Diogène Mudenge, qui se terminaient tout simplement par des exécutions, la « solution finale ». Il y avait des piles de cadavres, avec en bas des cadavres en desintégration, au milieu des cadavres plus frais, et en haut des cadavres qui saignaient encore. Or la période des éxécutions par les Interahamwe était loin derrière. Nous sommes plus de vingt jours plus tard. Cette situation à Gahini était tout-à-fait particulière. On utilisait des femmes comme porteuses d’eau pour approvisionner le campement de l’APR. Celles qui n’en pouvaient plus, ils s’en débarrassaient tout simplement à l’arme blanche. Nous avons dû assister à ces faits-là.
L’arrivée des journalistes à Gahini a été une chance pour nous. Ces journalistes ont accompagné l’escorte de l’APR qui devait nous remettre à Byumba dans les mains du général Paul Kagame. Nous avons fait toutes les routes au nord du lac Muhazi. Comme ailleurs, il y avait là des cadavres, mais aussi des amoncellements impressionants de douilles, de canons, etc. Ce qui nous a frappé le plus dans cette région, et cela confirmait ce que nous avions vu dans notre secteur, c’est qu’il n’y avait plus aucun habitant, aucun prisonnier. On n’a vu que des zones totalement vides de gens vivants.
Nous avons fait toute la route pour arriver au croisement de la piste qui rejoint Byumba. Cette piste continue sur Mulindi, vers la poste-frontière de Gatuna. Que s’est-il passé à ce croisement? Toujours est-il qu’au lieu de tourner à gauche vers Byumba, nous avons pris de petites pistes à travers champs et collines, pour enfin arriver à Gahini puis à l’entrée de Mulindi ou nous tombons sur quelques officiers de l’ONU, des Ghanéens et des Sénégalais notamment. Ils ont eu de brèves discussions avec les journalistes qui se sont rendu compte que nous étions toujours en danger. Les officiers de l’ONU ont alors proposé de nous emmener directement de l’autre côté de la frontière. Mais cette initiative a été immédiatement contrecarrée par un agent de l’APR en uniforme militaire, qui se promenait là avec un enregistreur. Il m’a obligé à me soumettre de nouveau à un interrogatoire qui a duré une bonne heure et demie, avec l’intention d’attendre la tombée de la nuit.
A la tombée de la nuit, ma femme et moi avons reçu l’ordre de quitter Mulindi pour rejoindre, soi-disant sans problème, Gatuna à la frontière avec l’Ouganda. Une chose tout-à-fait particulière, c’est que j’ai voulu aller voir les gens de l’ONU pour leur demander une escorte, mais cela m’a été refusé par l’APR. J’ai donc dû partir seul avec mon épouse, dans le véhicule qu’on nous avait obligé de conduire. Il y avait une insistance de l’APR pour dire que nous étions libres et que nous pouvions partir. C’était une chose très bizarre. Dans mon subconscient, je m’attendais à recevoir une roquette dans mon véhicule, ce qui aurait mis un terme à notre vie au Rwanda. Mais des officiers de l’ONU nous ont suivis en jeep. Ils nous ont encadrés. Nous sommes arrivés au bas de la route qui traverse le marais pour rejoindre la route asphaltée. A notre grande surprise, la route dans la vallée était entièrement inondée sur une hauteur de 30 à 40 cm. Donc le piège était là. Nous pouvions recevoir une roquette ou être pris par les eaux. Mais avec l’aide des jeeps de l’ONU, nous sommes passés et nous avons pu arriver assez facilement à Gatuna où les officiers de l’ONU nous ont fait passer la frontière et nous ont remis au petit bureau de l’ONU situé de l’autre côté de la frontière. Pour la première fois depuis notre arrestation le 26 avril, nous avons pu avoir une tasse de thé et manger quelque chose.
Le 2 mai, nous sommes en route pour la petite ville de Kabale en Ouganda où nous avions des démarches à faire. Heureusement, les autorités ougandaises nous ont donné des documents de voyage pour que nous puissions rejoindre Kampala. A Kampala, nous serons reçus par M. Walter Hoes, consul honoraire de Belgique. Il a dû faire une demande au ministère belge des affaires étrangères pour que nous puissions bénéficier d’un crédit pour nos billets d’avion Kampala-Bruxelles. Cette autorisation a été donnée contre la signature d’une reconnaissance de dette. J’ai accepté cela pour quitter l’Ouganda en qui je n’avais pas beaucoup confiance. Le consul nous emmènera jusque dans l’avion, et c’est avec soulagement que nous quittons le 5 mai Entebbe, pour un retour à Bruxelles en solitaires.
* Vous avez parlé de la presse internationale. Mais est-ce que l’APR aurait pu faire venir des journalistes étrangers pour faire constater ses propres massacres?
M.G.: La conviction que j’ai, c’est que ces journalistes sont arrivés à Gahini comme un cheveu dans la soupe. Leur accueil n’était pas prévu. En outre, pour notre chance ils se sont trompés de bâtiment en arrivant, et c’est ainsi qu’ils nous ont localisés.
D’un autre côté, la presse étrangère devait servir à confirmer la politique du FPR qui était de désigner les Interahamwe comme auteurs des massacres. Les journalistes ont été automatiquement pris en charge par des unités bien spécialisées du FPR. L’un de ces spécialistes est Tony Kabano, qui a été formé au bureau du FPR de Bruxelles. Il s’occupe de ce genre de travail. Donc il y a des « guides » de l’APR, dans des uniformes convenables, qui montrent aux journalistes ce qu’ils veulent bien montrer. Je pense que ces journalistes n’ont pas pu voir ces hordes, ces vagues plutôt, de tueurs qui nous ont pris. Ils n’ont vu que les militaires de l’APR en uniformes, qui les ont influencés en leur disant: « Voilà les agissements des Interahamwe, leurs multiples massacres », etc. Mais je ne pense pas que les journalistes aient été si dupés que ça.
Quant à l’article que le journaliste de Reuter Buchiza Mzeteka a écrit sur moi, il a été pour moi ce que j’appelle « le chèque pour la vie ». En tant qu’Occidental, j’ai dû mentir, faire de fausses dépositions en utilisant le stratagème du faux vocabulaire. D’autre part, les survivants que vous trouvez au Rwanda ne témoigneront certainement pas, parce qu’ils ne savent pas s’ils seront dénoncés ou pas, ils ne savent pas où ils en sont. Par ailleurs, toutes les mises en scène que le FPR organise pour les journalistes sont très bien construites.
Pour terminer, je voudrais encore préciser quelque chose. Ce que j’ai vu de mes propres yeux entre le 21 et le 28 avril 1994, ce sont les passages en rase-mottes d’un avion C-130 sur toute la zone de Rusumo-Kibungo. Cet avion semblait photographier ou filmer la région. Il n’était nullement inquiété par l’armée du FPR. Il opérait donc de connivence avec elle, pour justement prendre des documents sur ces bandes armées non identifiables du ciel. On peut donc ensuite attribuer aux Interahamwe des actions et une façon d’opérer qui sont en réalité celles de l’APR.