Pour la communauté rwandaise, le terme intore n’évoque plus d’ambiguïté. C’est effectivement l’attribut des chauvins fanatiques du régime post-génocide de Paul Kagame. La pratique d’itorero, au bout de laquelle l’on devient intore, tient ses racines dans l’histoire précoloniale rwandaise. Dans le Rwanda ancien, l’itorero était utilisé pour désigner une sorte de service national où de jeunes nobles se rendaient pour recevoir une formation civique. Dans le Rwanda actuel, le programme a été réinstauré pour des fins politiques de structuration de l’histoire en faveur du régime en place. Pour le Rwanda d’aujourd’hui, l’itorero est devenu un service national obligatoire dans lequel des centaines de Rwandais sont rassemblés suivant des catégories sociales ou professionnelles pour recevoir une rééducation civique. Ceci se fait sous forme de formation politico-militaire, avec des modules qui tournent autour de la bravoure du FPR ainsi que la version pro-FPR de l’histoire du pays. L’itorero n’est-il pas un cadeau empoisonné pour la communauté rwandaise ?
Le piège le plus grave que le régime FPR a tendu aux Rwandais est d’avoir occulté la vérité sur les faits historiques, fabriqué et structuré pour ses intérêts, une histoire du conflit hutu-tutsi qui vise à dissimuler ses propres responsabilités criminelles. Cette histoire appelée par le régime Kagame ‘vraie vérité’ s’accompagne d’une stratégie de diabolisation, de traque, voire d’élimination de tout Rwandais qui ose la contrarier et la critiquer. En effet, par rapport à la tragédie rwandaise de 1990 à 1994, le FPR a bien déterminé ce qui doit être dit et ce qui ne doit pas l’être, alors qu’il est lui-même accusé d’avoir commis des crimes de guerre et que ces crimes sont documentés par plusieurs organisations de défense des droits humains, certains pouvant être qualifiés de crimes de génocide selon l’ONU[1]. Dans un contexte dictatorial rwandais, empêcher les gens de parler, identifier ceux qui doivent pleurer et ceux qui ne peuvent pas pleurer, c’est bien possible. C’est autour de cette structuration de l’histoire que s’articule tout discours du dictateur Kagame et des dirigeants par rapport à l’unité et la réconciliation. Cette stratégie structuraliste de l’histoire rwandaise met au centre la commission national d’itorero comme un organe de propagande, de sensibilisation et de mobilisation populaire.
Lors de son installation, les autorités rwandaises affirmaient que l’objectif d’itorero s’inscrivait dans le cadre de replacer le fonctionnement du service national dans le contexte de la tradition précoloniale rwandaise. Ce n’était qu’une stratégie de légitimation pour mieux faire accepter sa perception au sein de la population. Restaurer un tel élément de la culture précoloniale n’évoque aucun problème. Le grand souci réside dans la façon dont l’itorero est métamorphosé et instrumentalisé pour consolider la domination du général Kagame et son parti FPR tout en combattant sans scrupule toutes les opinions libres et contraires.
Intore dans le Rwanda ancien et le Rwanda actuel
Au cours de la période précoloniale, les jeunes nobles du Rwanda participaient aux camps d’itorero pour s’initier à diverses activités culturelles et civiques. Il s’agissait notamment des danses guerrières (guhamiliza), tir à l’arc (kurasa), jet de lance (gutera icumu), lutte (gukirana), déclamation de poèmes pastoraux et épiques (kuvuga amazina y’inka n’ibyivugo). En effet, ces exercices préparaient les jeunes nobles tutsi à remplacer leurs pères dans l’exercice politique et militaire du pouvoir au royaume du Rwanda précolonial.[2] Le pouvoir du général Kagame réutilise aujourd’hui itorero pour désigner un service national où toutes les composantes de la société doivent se rendre, pour leur formation idéologique et leur rééducation civique. Le nouvel itorero a été établi en 2007 sous forme de groupe de travail (task force) et a pris plus de valeur en devenant une commission nationale permanente reconnue par la loi no 41/2013 du 16/06/2013 afin de recevoir un budget plus important et avoir plus de personnel. Selon sa loi créatrice, la mission de l’itorero est de former les Rwandais au patriotisme et à la contribution au développement national afin qu’ils aient tous une ‘même compréhension’ des valeurs et des tabous qui leur sont communs dans leur cohabitation.[3] Tous les Rwandais sont supposés être rééduqués pour devenir membres actifs de l’itorero, ou plus précisément pour obtenir le grade de ‘vrai Rwandais’ appelé communément intore. Les lauréats de l’itorero font le serment de rester fidèles et concluent des contrats de performance qui les obligent à l’obéissance au chef de l’Etat, considéré comme leur guide suprême (‘Intore izirusha intambwe’), puis aux autres intore de haut grade, mis en place par le guide suprême lui-même.
En termes de différences, l’on peut noter que dans le Rwanda ancien seuls quelques jeunes futurs cadres de la monarchie étaient formés, dans le but de remplacer leurs pères dans les fonctions de responsabilités politiques et militaires. A noter également, les soldats précoloniaux intervenaient surtout dans le cadre des conquêtes pour l’expansion du territoire national. Pour le Rwanda actuel, toute la population doit obligatoirement devenir intore et s’engager politiquement et militairement au combat contre d’autres Rwandais, ceux non alignés à l’idéologie du dictateur Paul Kagame. Selon le langage récent au Rwanda, le mot Intore veut dire les fidèles au régime post-génocide du chef Paul Kagame. Il renvoie à la conception que les leaders politiques de Kagame se font du citoyen modèle : le citoyen qui acclame le régime, ne le critique jamais, et combat coûte que coûte quiconque ne voit pas les choses de la même façon que le régime en place.
Pour ce qui est de son organisation et de son fonctionnement, l’itorero actuel reflète un programme bien décentralisé pour inculquer dans la population l’idéologie du FPR, de façon très efficace. Il se consolide par sa forme pyramidale qui va de la présidence de la république aux ministères et établissements publics, aux provinces, aux districts, aux secteurs, aux cellules et aux villages (collines). Au sein même des villages, les intore se forment en groupuscules appelés amasibo (groupes de soldats), un mot emprunté à la terminologie militaire qui fait normalement référence à un peloton. Au sommet se trouve donc le guide suprême (‘Intore izirusha intambwe’), en l’occurrence le président de la république Paul Kagame. C’est de l’inspiration ‘exceptionnelle’ de celui-ci que découlent toutes les vertus que doivent exhiber tous les autres intore. C’est lui qui dit en principe les vertus d’un citoyen idéal rwandais. Ses dires sont suprêmes et plus lourds qu’une institution. Ils viennent au-dessus de toute loi et font loi dès qu’ils sont verbalisés. Ni le parlement ni les cours et tribunaux ne peuvent contrer les dires du guide suprême. Au cas où une loi en vigueur les contredit, c’est cette loi même qui est subséquemment amendée, parce c’est elle qui devient automatiquement problématique.
Le guide suprême est incritiquable, sa réputation est protégée à l’extrême. Lorsqu’il a rendez-vous en milieu rural, les routes sur son passage sont construites ou reconstruites en avance, les questions que les paysans lui poseront sont préalablement censurées par les pouvoirs locaux. Plusieurs artistes et compositeurs rwandais sont notamment spécialisés dans l’acclamation des accomplissements du guide suprême. Par exemple un extrait de la chanson des compositeurs chanteurs Eric Senderi et Tuyisenge dit : « Il a dit, il a dit, mais qui est-ce qui a dit ? C’est le guide suprême qui a dit que nous devons travailler ensemble. »[4] Une autre chanson consacrée exclusivement au guide suprême par le compositeur chanteur Ibrahim Cyusa dit :« Le plus fort de tous, […] celui dont les dires sont indiscutables, tu es fort, continue de nous guider. »[5]
De telles chansons animent les évènements publics et surtout ceux des intore. Elles entrent dans la vie simple et quotidienne des paysans. Les enfants les chantent à la maison, dans la rue, à l’école et au cours de leurs jeux comme des chansons à la mode. Les autorités étatiques n’y manquent pas lors des réunions officielles dans les villages. En plus des chansons, d’autres pratiques montrent combien l’itorero marque la vie quotidienne des Rwandais. Par exemple, des expressions comme « ukwiye ingando », utilisé pour dire qu’il te faudrait passer par un camp pour bien comprendre certaines choses, ou encore « twe turi intore », qui peut se traduire par « nous sommes loyaux, nous », font partie du langage quotidien. En effet, de telles expressions développent et structurent une certaine vérité qui forme insidieusement un sentiment partagé d’inclusion pour certains Rwandais, et d’exclusion pour d’autres.
Selon le document politique de la commission rwandaise d’itorero, le programme d’initiation à l’itorero vise les enfants à partir de 7 ans et devient obligatoire pour tous ceux qui terminent l’école secondaire à l’âge de 18 ans[6]. Les fonctionnaires de l’Etat, les salariés du secteur privé, la société civile se forment eux aussi en groupes intore. En effet, l’endoctrinement d’itorero vise tous les Rwandais, et est aussi ouvert à ceux qui vivent à l’étranger et se veulent fidèles au régime du général Kagame. Toutes les composantes de la société doivent donc participer dans l’objectif d’avoir un peuple intore, solidaire et unanimement fidèle au général. Le droit de ne pas participer au service d’itorero n’existe pas au Rwanda, sous peine d’être taxé d’opposant politique et/ou ennemi du pays, une accusation qui fait trembler tout Rwandais. Les camps intore suivent une discipline de fer, plus ou moins militaire. Les animateurs d’intore sont des hommes du pouvoir. Ils sont formés comme formateurs et sont exhortés à servir comme des soldats du FPR. Ceci peut être démontré par la déclaration de l’ancien président de la commission d’itorero, Edouard Bamporiki lorsqu’il clôturait la formation des formateurs au niveau des villages en 2018 : « Pour être un bon formateur d’Intore, tu dois être sage, être satisfait, et tu dois servir comme un soldat du FPR […] Nos collaborateurs qui vous ont formés se sont dépensés pour contribuer au bon fonctionnement d’itorero au niveau de chaque village. Ce fonctionnement doit s’inspirer de la culture de nos héros d’ancêtres et des instructions de notre guide suprême. »[7]
Contrat d’allégeance à Kagame, une nouvelle forme de citoyenneté en émergence
Il convient de noter que la citoyenneté rwandaise est en train de se redéfinir de plus en plus par le statut d’être intore. La pratique d’itorero définit et détermine un vrai Rwandais et l’inclut dans la nation, en même temps qu’il identifie tout Rwandais critique, non-aligné pour l’exclure de cette nation. Le fait d’être intore est donc devenu une caractéristique essentielle de la citoyenneté vertueuse prônée par Kigali, puisque devenir intore c’est être un vrai Rwandais, conformément aux souhaits du régime. Ceci requiert d’entrer en contrat civique avec le guide suprême, contrat par lequel le guide s’engage à protéger un intore en tant que citoyen ‘vrai’ tandis que le citoyen intore s’engage en contrepartie à l’allégeance envers l’Etat dirigé par ce guide. Cette allégeance se traduit par le respect de Kagame. Ce dernier s’impose comme un homme fort que les Rwandais craignent plus qu’ils craignent la loi et les institutions. Voilà pourquoi tous les intore n’acclament jamais ni les lois, ni les institutions rwandaises ni les autres hommes de pouvoir du pays. Ils louent uniquement leur guide suprême Kagame et le défendent contre toute critique ou opinion dissidente. Les intore sont ainsi devenus des outils de traque des non-alignés au général Kagame. Ils sont endoctrinés pour la seule raison de protéger la version vérité du général, et combattre tous ceux qui la contrarient.
La citoyenneté innovée par Kagame s’acquiert et peut se perdre comme toute autre forme de citoyenneté politique. En principe, elle s’acquiert par la participation au camp d’itorero, la prise du serment que l’on devient intore, et l’engagement à respecter le contrat de performance qui découle de ce statut. Elle peut aussi se perdre, par le non-respect du contrat, la prison ou par tout autre acte perçu comme dénigrant l’image ou la performance du guide suprême. Comme tout contrat de citoyenneté, celui basé sur le statut d’intore entraîne la jouissance du droit aux autres droits socio-économiques et politiques. Les droits qu’on ne peut pas acquérir sans être passé par l’itorero sont notamment le droit à l’éducation de niveau supérieur, l’accès aux postes de cadres de la fonction publique (parmi les plus prestigieux au Rwanda), et le droit d’éligibilité. Les dissidents ou critiques à l’encontre du statut d’intore sont communément appelés ceux qui ont dépassé la ligne rouge tracée par Kagame, ou ibigarasha, ou encore ennemis du Rwanda, et sont politiquement exclus de la vraie citoyenneté et du droit qui en découle. Le mot ibigarasha (pluriel de ikigarasha) veut dire ‘qui ne comptent pas’. Les intore se mobilisent pour les traquer, les faire taire ou les éliminer.
Nous noterons donc que, contrairement aux formes de citoyenneté développées et pratiquées dans d’autres pays, comme le ius soli, soit le droit à la citoyenneté par le fait d’être née sur le sol du pays (ex. USA), ou le ius sanguinis, soit la citoyenneté acquise par descendance familiale (ex. Allemagne), formes qui octroient donc aux titulaires le droit d’élire et d’être élu pour des postes politiques, la simple nationalité rwandaise ne garantit que le droit d’être élu, car il faut le statut d’intore pour avoir le droit d’être élu. Les ibigarasha peuvent élire mais sont donc politiquement privés du droit d’être élu. Ce sont des personnes à combattre à tout prix parce qu’ils ne s’alignent pas à la même idéologie que le guide suprême et ses intore. Parmi les ibigarasha on compte surtout les opposants politiques avérés et toute autre critique du régime, notamment ceux qui se trouvent à l’étranger. Tous ceux-ci sont constamment diabolisés par les intore et sont étiquetés d’ennemis du Rwanda, ou ils ne sont simplement pas comptés comme vrais Rwandais.
Comme tout lien de citoyenneté politique, entre le régime du guide et le citoyen se bâtit un lien fort. Un lien dont l’objet principal est le respect et la protection de la version de l’histoire et de la vérité reçues au cours de la rééducation de l’itorero. C’est en réalité une forme d’alliance à vie qui une fois trahie peut entrainer des conséquences graves pouvant aller jusqu’à la mort. Cette alliance joue un rôle très important dans la structuration de ce qui peut être dit ou non, surtout sur les actes du guide suprême et de son régime.
Le fait de s’imposer comme homme fort au-dessus des institutions et des lois et de se servir de ce statut pour structurer l’histoire rwandaise en sa propre faveur est une stratégie qui devrait inquiéter tous les Rwandais. L’expérience des intore nous montre que le Rwanda n’a pas d’institutions durables car toutes les institutions étatiques sont soumises à la seule personne du général Kagame qui se hisse au-dessus de tout. Même sur les dossiers plus importants, les juges ne vont jamais à l’encontre de la position de Kagame. Récemment le journal Financial Times s’étonnait que même les statistiques suivent la ligne du dictateur[8]. Le pays dépend donc effectivement de la propre personnalité de Paul Kagame.
En conclusion, il sied de souligner que l’itorero est une stratégie structuraliste de la vérité et de l’histoire favorable au régime post génocide du Rwanda. C’est un endoctrinement idéologique qui définit les ‘vrais’ Rwandais pour les placer sous la protection de Kigali et identifie les dissidents comme des ennemis du Rwanda qu’il faut combattre à tout prix. De nombreux politologues spécialistes de la région des Grands Lacs convergent sur le fait que l’objectif de cette structuration est de voiler la part présumée de la responsabilité criminelle de l’ancien groupe rebelle du FPR dans le conflit qui a donné lieu au génocide en 1994 au Rwanda. La structuration de la vérité et de l’histoire masque la complexité de la réalité des faits historiques rwandais et cherche à les assimiler au modèle structural favorable au FPR. Pour la commission itorero il est question de continuer à former/rééduquer et à sensibiliser les Rwandais pour qu’ils ‘comprennent tous bien’ les choses. Ceux qui ne voient pas les choses dans la même ligne, sont considérés comme désinformés et mal informés. Ceux qui résistent sont considérés comme ayant dépassé la ligne rouge tracée par le guide suprême et méritent d’être traqués, punis par la loi, voire même tués en tant qu’ennemis du pays. Cette situation devrait inquiéter tout le monde.
Notes
- Mapping Report, HRW…
- Vansina, Jan, ‘ Le Rwanda ancien : le royaume Nyiginya’ Paris, Karthala, 2001.
- Primature du Rwanda, ‘Loi n° 41/2013 du 16/06/2013 portant création de la commission nationale d’itorero et déterminant ses missions, son organisation et son fonctionnement’ journal officiel nº 29 du 22 juillet 2013
- Pour la chanson, voir sur youtube : https://www.youtube.com/watch?v=IMTIufzQeVg
- Pour la chanson, voir sur youtube : https://www.youtube.com/watch?v=V8LRiZdziA4
- NIC, ‘National itorero policy’, 2011, p. 12, voir sur: https://www.nic.gov.rw/fileadmin/user_upload/ITORERO_POLICY.pdf
- Mugisha Benigne, Abatoza b’intore b’imidugudu basabwe gukora gikotanyi’ journal Imvaho Nshya du 17/12/2018, voir sur : http://imvahonshya.co.rw/abatoza-bitorero-ryumudugudu-basabwe-gukora-gikotanyi/
- Tom Wilson et David Blood ‘Rwanda: where even poverty data must toe Kagame’s line’ Financial Times du 19/08/2019, voir sur https://www.ft.com/content/683047ac-b857-11e9-96bd-8e884d3ea203
Source: Jambonews