A l’occasion de la journée mondiale des réfugiés célébrée le 20 juin de chaque année, Jambonews a rencontré Didier, un jeune Rwandais réfugié en Belgique qui, à seulement 10 ans, a marché plusieurs milliers de kilomètres, au milieu des cadavres, dans des forêts équatoriales, des parcs nationaux peuplés d’animaux sauvages, en fuyant les bombes et les balles d’une armée à ses trousses. Pendant près de 25 ans, malgré les plaies émotionnelles encore béantes, Didier a été contraint de garder le silence sur son histoire, qu’il ne pourra pas évoquer y compris au sein de sa famille. En 2020, avec le confinement, il a eu « plus de temps pour aller sur YouTube » où il est tombé sur le témoignage d’Alphonse, un jeune au même vécu que lui. C’est la vidéo d’Alphonse publiée le 20 juin 2018 sur Jambonews qui a inspiré Didier à sortir pour la première fois de son silence. Il espérait que son témoignage pourrait l’aider à panser ses plaies et aller de l’avant.
Didier avait 3 ans lorsqu’en 1990 la guerre éclata au Rwanda suite à l’attaque de la rébellion du FPR-Inkotanyi sur le poste frontière de Kagitumba, à la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda.
En 1994, Didier a 7 ans lorsqu’un génocide éclate au Rwanda et emporte près d’un million de Rwandais en l’espace de 100 jours.
En juillet 1994, lorsque le FPR Inkotanyi prend le pouvoir au Rwanda, Didier et sa famille prennent le chemin de l’exil vers l’Ex Zaïre à l’instar de près de 3 millions d’autres Rwandais.
Ils s’installent dans le camp d’Inera pour ce qui sera le début d’une nouvelle vie en tant qu’enfant réfugié, dans des camps dont le quotidien est rythmé par des combats pour la survie.
En 1996, à 9 ans, comme d’autres camps de réfugiés en RDC, le camp d’Inera est attaqué par les troupes de l’AFDL/APR dirigées par Laurent Désiré Kabila et James Kabarebe.
C’est le début d’une traversée de plusieurs mois, sur plusieurs milliers de kilomètres, au milieu des cadavres, dans des forêts équatoriales, des parcs nationaux peuplés d’animaux sauvages, en fuyant les bombes et les balles d’une armée de l’APR/AFDL à leurs trousses.
Au cours de cette traversée, qui l’amène de Bukavu à Kisangani, Didier vit plusieurs scènes apocalyptiques, comme sur cette rivière au sortir de la forêt équatoriale, «où flottaient tant de corps qu’on ne voyait plus l’eau» et sur laquelle il reste marqué par le souvenir de sa petite sœur, qui s’est retrouvée la jambe coincée dans un cadavre.
«On prenait comme une grâce le fait de ne pas être tués.»
Tout au long de son témoignage, Didier raconte avec une précision chirurgicale chaque étape de cette traversée dont les récits relèvent de l’indicible pour le commun des mortels, jusqu’à son retour au Rwanda.
Un retour marqué par la peur d’être tué au point d’éprouver de la reconnaissance envers ses bourreaux de lui avoir laissé la vie sauve «tu t’imagines quelqu’un qui t’a poursuivi sur tant de kilomètres et tu tombes subitement dans ses bras ! On était surpris de ne pas être tués (…), on prenait comme une grâce le fait de ne pas être tués».
Après la traversée de l’horreur, débute pour Didier et ceux au même vécu, une nouvelle traversée, celle du silence et de la honte. «C’était une honte de faire partie des anciens réfugiés du Congo. On pouvait t’appeler interahamwe ou génocidaire rien que parce que tu avais fui. Tous les gens qui rentraient du Congo, on les appelait les Tingi Tingi. On ne pouvait pas parler de notre histoire. On aidait les enfants qui avaient survécu au génocide, mais nous on ne pouvait pas raconter notre histoire. Même dans la famille, on n’en parlait jamais».
Son arrivée en Belgique en 2008 n’aida pas à briser ce silence imposé sur son histoire. «C’était une souffrance enfouie,(…) je me rappelle avoir mis un jour sur mon profil WhatsApp une photo de mon oncle tué à Kasese. Ma mère n’était pas contente, elle m’a demandé de l’enlever. (…) Ce tabou sur notre vécu me fait peur pour les gens plus âgés comme ma mère. On garde des cicatrices sur nos jambes, sur nos corps. Je pense que psychologiquement, ce silence engendre des conséquences sur la santé mentale des gens. Tu as trois frères et leurs enfants qui ont été tués et tu ne peux pas en parler, tu ne peux même pas allumer une bougie en leur mémoire. Cela a inévitablement des conséquences».
Les conséquences auxquelles il fait référence, sont les « maladies psychosomatiques, engendrées par ces émotions qu’on n’exprime pas». En 2016, lui-même a eu un cancer des intestins qu’il pense être lié «à toutes ces choses qui nous rongent de l’intérieur et qu’on n’exprime pas».
Lorsqu’en 2020, en plein milieu du confinement, il a entendu le témoignage d’Alphonse, un jeune de son âge au même vécu, il a été surpris de voir qu’il y’avait d’autres personnes qui partageaient son vécu. Ce fût le déclic, pour se décider à sortir ces émotions si longtemps enfouies.
«J’ai grandi sans cousins parce tous mes cousins ont été tués là-bas. Tu ne peux pas me dire que ça n’a pas eu lieu, alors que je l’ai vécu.»
A la fin de son témoignage, il nous partage sa tristesse de voir certaines médias Français ou Belges francophones relayer des propos qui nient ou minimisent son histoire. «C’est triste. Ce n’est pas un film qu’on raconte, c’est notre vécu. C’est le vécu de millions de gens. Ce qu’on a vécu d’autres ont vécu encore pire, ont continué à marcher, ont perdu tous les membres de leurs familles. Je ne comprends pas les gens qui peuvent faire des écrits qui nient ou minimisent cette histoire. J’ai grandi sans cousins parce tous mes cousins ont été tués là-bas. Tu ne peux pas me dire que ça n’a pas eu lieu, alors que je l’ai vécu.»
Aux autorités belges qui lui ont accordé l’asile, lui offrant ainsi une seconde patrie, il demande plus d’écoute, de prendre le temps d’écouter tous les vécus des Rwandais «s’ils pouvaient permettre à ceux qui ont vécu cette histoire de la raconter, que ça puisse passer dans les médias. (…). Pourquoi ne pas nous permettre de raconter notre histoire telle qu’on l’a vécue ? Je ne comprends pas comment on peut accepter une version de l’histoire mais pas une autre.»
Il conclut en se disant inquiet pour l’avenir du Rwanda «On doit construire un futur ensemble, mais quand il y a une partie qui est privée du droit de raconter son histoire, c’est une haine qu’on alimente. Il faut que la vérité puisse être dite comme elle a été vécue. Pour le moment on ne peut pas raconter notre histoire telle qu’on l’a vécue. Tant qu’on est privé de ce droit, on ne pourra pas atteindre la vraie réconciliation. Je ne vois pas d’espoir tant qu’on autorise pas chaque Rwandais à pouvoir raconter son passé. On construit sur du sable, tout risque de s’effondrer.»
Source: Jambonews